Sermon sur la chute de Rome, roman de Jérôme Ferrari. Actes Sud 2012, 208 pages
Nous ne savons pas en vérité ce que sont les mondes, ni de quoi dépend leur existence (p 19).
C’est l’histoire de la fin d’un monde. Grandeur et décadence. S’agit-il, comme le titre le suggère, du monde romain, des hordes barbares, des cavaliers vandales qui aux alentours de 410 ont provoqué la chute de Rome ? S’agit-il de notre monde contemporain, celui du XXème siècle, qui sombre aujourd’hui devant nous? L’ambiguïté demeurera.
L’auteur est professeur de philosophie. Or il choisit de nous raconter l’histoire d’un bar, dans un village corse, et du petit monde périssable qui gravite là, d’abord florissant ensuite en ruines. A l’évidence, à travers ce microcosme, Jérôme Ferrari nous parle d’autre chose. Car nous avons aussi sous les yeux une vie et une mort de personnage qui traverse le siècle dernier. Et la présence, en arrière-plan, d’Hippone – où la sœur du héros, personnage au caractère bien trempé, participe aux fouilles avec des archéologues franco-algériens – donne au texte une belle profondeur, puisque du même coup on y retrouve son évêque saint Augustin, ses sermons, la thématique du mal et une réflexion sur le meilleur des mondes possibles.
Cette induction vers le macrocosme est largement soutenue par la construction du récit et par l’écriture. Le roman est composé de sept parties, chacune formée de cinq ou six chapitres assez courts présentant différents points de vue à un même moment. Alternent deux types d’écriture. Avec une focale large, dès le premier chapitre, est présentée l’histoire d’une famille et de ses trois générations, autour du grand-père Marcel. Sur la photo inaugurale de 1918, il n’est pas là, il ne naîtra qu’en 1919. Mais il est le témoin fidèle du monde ancien, celui des guerres d’Indochine et d’Algérie et de l’empire colonial passé. Cette partie est écrite d’une manière somptueuse, qu’on peut, peut-être, qualifier aussi d’ancienne, en larges phrases riches et développées qui serpentent et chantent magnifiquement entre « les plaines insalubres et les bergeries désertes ». Ici l’emploi du présent souligne la permanence, entretient la fixité ou l’inertie des choses et de l’univers.
Le second chapitre, en revanche, et un sur deux après lui, offre un récit plus ordinaire, des phrases bien plus courtes, des dialogues et une langue plus contemporaine, parfois même crue. Le ton distancié n’est plus de mise. L’atmosphère dans le village corse est en effet nettement brutale, voire brute; le lecteur est transporté dans un roman noir et violent. Dans ce monde contemporain, le personnage principal est Matthieu, le petit-fils de Marcel. Matthieu et son ami Libero, comme saint Augustin, avaient placé leurs espoirs dans les études, mais ils abandonnent la philosophie, la vie du quartier latin et de la Sorbonne, puis comme Augustin reviennent au foyer familial; ils reprennent alors la gérance du bar en Corse, le font vivre et en vivent. Retour aux sources ? Le ton est ironique ; on imagine que l’auteur se déprend de ses attaches passées, comme Matthieu s’est dépris de son accent. Le romancier montre la vie réelle de la Corse en dehors du temps des vacances, l’ennui interminable; il manie les clichés les plus répandus de façon extrêmement fine et savoureuse. Ce faisant, il balaye aussi le monde dans lequel il a grandi ou qu’il a fantasmé. Encore une chute.
Jérôme Ferrari tient donc en main les deux bouts du siècle; il oppose l’univers du village corse, borné par ses montagnes, englué dans les miasmes du marais et l’immobilité, à celui de l’Histoire, engendrée sur le continent, avec ses guerres et ses évolutions. Il oppose aussi aux « civilisés » les barbares, les plaisirs ou les instincts de la chair, les amours multiples, les ivresses répétées ou même les traficotages dans la caisse du bar. Un monde où règne le mal. Certes existent des moments d’euphorie ou de communion festive; on peut croire un instant à un meilleur des mondes: « On aurait dit que c’était le lieu choisi par Dieu pour expérimenter le règne de l’amour sur terre » (p. 87). Réminiscence du jardin de Candide, parce qu’une jeune fille sert à manger et à boire à ceux qu’on accueille là? Mais le conte a cédé la place au roman du réel, et les désillusions sont amères.
Et malgré tout nous sommes emportés dans le tourbillon des fictions, soulevés par une écriture prenante. Voici un roman qui est lui-même un magnifique et « fragile rempart contre le néant. »
Martine Delrue