Paris peint par Sergio Birga : une ville vécue
Le peintre et graveur Sergio Birga, né à Florence en 1940, habitant de Paris depuis le milieu des années 1960, a cette faculté de nous dévoiler ce que nous ne savions pas apercevoir, par exemple en ce qui concerne Paris, qui lui a inspiré de nombreux tableaux figurant pour partie sur son site birga.pagesperso-orange.fr, d’où sont tirées avec son autorisation les reproductions qui suivent.
Les destructions et transformations de Paris
Comme on a déjà eu l’occasion de l’écrire dans un article précédent de Libres Feuillets (« Sergio Birga, une peinture à cinq dimensions »), les œuvres du peintre sont remarquables par leur dimension temporelle.
S’agissant de Paris, cette dimension est illustrée avec force par des œuvres montrant la destruction d’architectures et sites préexistants. Ces œuvres ont pris pour thèmes dans les années 1970 des bâtiments connus de l’ère industrielle, relativement récents mais déjà condamnés (parfois absurdement) à la démolition, dans les quartiers des Halles et de Bercy. Parmi ces tableaux remarquables, on peut mentionner plusieurs huiles sur toile:
– « Main basse sur la ville », 130 x130 cm, 1976 (voir ci-dessous) ;
– « Triptyque: grande destruction des halles », ensemble de 130 x385 cm, 1971-2006, avec « le balayeur des Halles » sur le panneau gauche, et « le terrassier des Halles » à droite (à noter aussi la « destruction des Halles », gravure sur linoléum, 1973, triptyque sur les mêmes sujets, collections du Musée Carnavalet);
– « Triptyque : destruction des Halles », ensemble de 100 x278 cm, 1977-2004…
« Main basse sur la ville » a été exposé en 1977 au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris lors d’une grande exposition intitulée « Mythologies quotidiennes II ».
Le grand œil de cyclope que l’on voit sur la façade de l’immeuble en cours de démolition sur ce chantier de Beaubourg est dû à l’action de l’une de ces énormes boules que les démolisseurs balançaient, au bout d’un câble attaché à une grue, contre les murs à abattre. A noter que cet oeil n’est pas dû au hasard des destructions, il a été délibérément conçu comme une « oeuvre conceptuelle » destinée à disparaître avec le bâtiment!
Aujourd’hui, quarante ans après, et cette fois dans une relative indifférence sur laquelle il faudrait s’interroger, on assiste à nouveau à une démolition, celle des pavillons modernes éphémères qui ont évincé les pavillons Baltard du 19ème siècle. Pour justifier cette indifférence d’aujourd’hui, suffit-il de dire que l’on est fondé à détruire à leur tour des architectures de naguère abusivement destructrices?
Main basse sur la ville, 1976, 130 x130 cm. huile sur toile, Musée Carnavalet
Destruction des Halles (partie centrale), 1977-2004, 89 x116 cm
Toujours en ce qui concerne les grands bâtiments connus, Sergio Birga a peint en 2002 « Les anciennes usines Renault », huile sur toile, 114 x146 cm (collection Villa Tamaris, Centre d’Art, La Seyne-sur-Mer).
Il a aussi témoigné de l’ évolution-destruction des quartiers populaires dans l’est parisien :
– « Cordonnerie, Passage de la Duée (Paris XIXe) », huile sur toile, 97 x 130, 1987, collection FDAC Bobigny;
– « Destruction, rue Haxo (Paris XIXe) », huile sur toile, 97 x130 cm, 1995 ;
– « Rue de Crimée », 50 x 60 cm, huile sur toile, 1995: voir ci-dessous ; une autre « Rue de Crimée », 162 x 130 cm, de la même année, appartient au Museo d’arte delle generazioni italiane del 1900, G. Bargellini (Pieve di Cento);
– « Bar de la Liberté (Paris XIXe) », huile sur toile, 100 x100 cm, 1995 (au croisement de la rue de Mouzaïa et de la rue de la Liberté).
Beaucoup de bâtiments du Paris populaire ont été remplacés, de manière massive jusqu’à la fin des années 1970, par des immeubles sans grâce dans les arrondissements de l’est parisien ou encore de Montreuil à l’écart du Paris prestigieux, quartiers d’artisanat et de bistros que le peintre a parcourus ou près desquels il a habité, dans le 19ème arrondissement à la limite du 20ème.
Rue de Crimée (Paris XIXe),1995, 50 x 60 cm, huile sur toile
Notons que, dans ce tableau de la rue de Crimée (à un endroit situé un peu plus haut que le carrefour avec la rue Botzaris près du parc des Buttes-Chaumont), le peintre s’est représenté avec sa femme Annie à l’arrêt de bus en bas à droite.
Le soulier d’argent (Paris 20e, rue des Pyrénées), 1997, 114 x146 cm, huile sur toile
Démolition (Montreuil), 2008, 97 x130 cm, huile sur toile
Ces tableaux nés de l’indignation du peintre contre le vandalisme du modernisme et de l’argent (voir dans le tableau de 1976 intitulé « Main basse sur la ville » l’affiche: « votre argent m’intéresse », publicité pour une banque à l’époque) semblent prendre aujourd’hui un sens plus large comme témoignage historique, et comme protestation contre les ravages du temps qui passe.
Ciels et toits
Les tableaux de Birga donnent souvent une impression d’absence, en même temps que de silence, renvoyant à un ailleurs.
Ils ouvrent des accès que le regard du spectateur doit emprunter pour atteindre l’autre côté de ces passages de frontière que sont les fenêtres, les portes, les ruelles, les arches, les ponts, les gares, les (aéro)ports et les embarcadères…
Les ciels aussi suggèrent un « outre-ciel ». Ils forment des passages, vers la lumière, des ouvertures vers la transfiguration, ou au contraire de sombres fonds qui pourraient convenir à des tableaux de Semaine Sainte.
Les ciels de Paris se sont développés dans l’œuvre du peintre à partir du moment où celui-ci a vendu sa maison du 19ème arrondissement pour venir habiter en 2001 dans le troisième arrondissement, sous les toits, d’où son atelier offre une vue de vaste ampleur depuis Beaubourg jusqu’au nord-ouest de Paris en passant par la tour Eiffel et son grand « gyrophare » de nuit.
Après avoir fait exploser les couleurs dans sa période expressionniste des années 1960 et 1970, le peintre a gardé de cette période une grande vivacité chromatique, mais il est devenu également un maître du gris, que ce soit dans la représentation des pavés ou de l’asphalte, des toits de zinc, ou du ciel vu depuis son atelier.
De mon atelier, 2002, 81×130 cm, huile sur toile
La même année 2002, Birga a peint depuis chez lui un « Orage sur Beaubourg », huile sur toile, 81 x 130 cm, remarquable par ses tourbillons de nuages, mélanges de blanc, de bleu et de gris.
Souvent ses gris deviennent des bleus nocturnes :
Nocturne vers la rue Sainte Apolline, 2003, 100 x100 cm, huile sur toile
(depuis l’atelier du peintre)
Grand nocturne vers Beaubourg, 2003, 130 x162 cm, huile sur toile
(depuis l’atelier du peintre)
La ville étrange et familière
Birga s’inscrit dans les quatre dimensions de l’espace et du temps, plus une cinquième que lui-même appelle « réalisme magique » en reprenant une appellation utilisée pour qualifier l’une des postérités de l’expressionnisme (voir la rubrique ainsi dénommée sur son site internet). Il y englobe le concept que Freud a dénommé « Das Unheimliche », traduit en français par « l’inquiétante étrangeté », qui désigne l’évocation décalée, inhabituelle, d’éléments familiers provoquant un sentiment d’inquiétude.
Il a annexé à son univers familier l’étrangeté des nocturnes parisiens, et s’est représenté dans son atelier sur un fond sombre au clair de lune où, de l’autre côté du passage que constitue le vitrage vers l’au-delà pictural, on aperçoit la tour Montparnasse et le bâtiment faussement industriel du musée Beaubourg (présents aussi tous deux dans le « Grand nocturne vers Beaubourg » de 2003), en intégrant ce paysage urbain comme arrière-plan de son autoportrait de 2009, avec un premier plan vert et rose-rouge sous la forme de pots de géraniums à la fenêtre:
Autoportrait dans l’atelier, 2009, 81×100 cm, huile sur toile
Dans le tableau suivant, on aperçoit le peintre coiffé d’une casquette, avec sa femme Annie vue de dos à gauche, sur le quai de la ligne 2 du métro. Cet autoportrait discret rappelle celui de 1995 représentant le peintre et sa femme au bord du tableau en bas à droite, face à des immeubles aujourd’hui disparus de la rue de Crimée dans le XIXe arrondissement (voir plus haut).
Métro Barbès, soir de neige, 2011, 82 x113 cm, huile sur toile
Birga avait déjà peint le métro de Londres (« The Tube ») en 1974, en souterrain. Ici, sur un tronçon aérien, dans une atmosphère de neige rappelant un peu celle du Pont Charles à Prague, qui a servi de cadre et en partie de sujet à un tableau peint quelques années auparavant – « Le pont Charles (Description d’un combat, Kafka) », 2006, 114 x146 cm, huile sur toile -, les rails sont animés d’une ondulation magique.
Peut-être la couleur blanche s’est-elle développée dans la peinture de Birga à partir de ses tableaux religieux où le blanc crée de très beaux effets en enveloppant les personnages des Evangiles.
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Il vient d’être question de tableaux rangés sous trois rubriques : les destructions et transformations de Paris ; ciels et toits ; la ville étrange et familière. Mais il faudrait citer d’autres toiles encore qui pourraient donner lieu à des réflexions plus développées sur l’importance des monuments comme images du temps, et sur les contrastes entre les monuments et la vie prosaïque:
– « rue du Roi Doré (Paris IIIe) », 50 x70 cm, 1996 ;
– « Nocturnes, jardins Saint Paul (Paris) », 89 x110 cm, 2000;
– « La Butte, depuis « Montmartre aux artistes », 116 x 89, 2002…
Bref, les présentations de cette œuvre ne peuvent épuiser la richesse du regard que le peintre porte sur ses sujets et en particulier sur Paris.
Dominique Thiébaut Lemaire
Quelques articles sur Birga peintre de la ville
Kölnische Rundschau, n° 128, 15-6-1976, article de Monika Juhlen (sur la destruction des Halles)
Revue Nunc, n°9, février 2006, article de Gérard-Georges Lemaire: « Sergio Birga pinxit: de la peinture, de son idéal et de sa corruption »
Revue Verso, n°44, janvier 2007, dossier Sergio Birga (articles de: Jean-Luc Chalumeau, Gérard-Georges Lemaire, Yves Kobry, Adrien Salmieri)
Revue Aréa, n°26, printemps 2008, article de Gérard-Georges Lemaire: « 3 théories de la ville. Les déambulations nostalgiques de Sergio Birga »
Revue Verso, éditorial du 8 décembre 2011, de Jean-Luc Chalumeau: « Les portraits de villes par Birga »