Supplément à la vie de Barbara Loden, de Nathalie Léger, P.O.L. 2012
Née en 1960, Nathalie Léger, directrice adjointe de l’IMEC (Institut Mémoires de l’Edition Contemporaine), a été commissaire de plusieurs expositions, consacrées l’une à Antoine Vitez, au festival d’Avignon en 1994, l’autre à Roland Barthes au Centre Georges Pompidou en 2002, la plus récente à Samuel Beckett en 2007. Elle a aussi dirigé l’édition en cinq volumes des Ecrits sur le théâtre d’Antoine Vitez, établi et présenté celle des deux derniers cours de Barthes au Collège de France, La préparation du roman.
Après un essai sur Samuel Beckett, elle a publié en 2008 L’exposition, chez P.O.L. Supplément à la vie de Barbara Loden paraît également chez P.O.L. en 2012, et vient de recevoir le Prix du livre Inter.
C’est l’histoire d’une femme. Mais dès les premières lignes, l’histoire ne nous est pas donnée comme une réalité; c’est la façon dont cette histoire est vue qui est précisée. Nous sommes devant une image en mouvement : « Une minuscule figure….progresse lentement ». Puis, en quelques pages, le lecteur se trouve face à trois personnages, Wanda, Barbara Loden et une narratrice sans nom qui dit « Je », ce qui induit trois niveaux de récit. C’est déjà bien, mais rapidement, ça se multiplie, se réfléchit dans d’autres miroirs, se diffracte. Un palais des glaces original nous livre d’autres perceptions, d’autres visions. Car, à l’évidence, l’auteur s’intéresse à la vision, aux images et à l’art de la représentation.
Wanda est présentée en tant que personnage de film. C’est une Américaine quelconque, qui se sent insuffisante, prise dans un malheur « fade », non pas dans le grand vent de l’histoire, mais dans la vie ordinaire des femmes ; ses bigoudis ne la mènent même pas jusqu’aux boucles blondes. C’est une femme simplement seule, dépersonnalisée comme Marilyn à qui elle est comparée rapidement. On ne saura jamais d’où vient sa blessure. Elle a quitté sa famille, elle se lie avec un Mr. Dennis, prêt à braquer une banque. C’est typiquement un film américain des années 60, motel, sueur et looser garantis.
Derrière elle se trouve Barbara Loden, actrice devenue réalisatrice. On apprend très tôt qu’elle a été l’actrice puis la seconde femme d’Elia Kazan. Elle réalise un seul film, Wanda. On comprend aussi qu’il s’agit pour elle d’inventer un personnage qui soit le plus proche possible d’elle-même, et qu’elle joue « son » rôle. En effet, lorsque, en 1969, dans L’Arrangement, Elia Kazan tourne l’histoire romancée de sa propre immigration et de son installation aux Etats-Unis, il ne lui donne pas le rôle qu’elle a joué dans la réalité. C’est par la fiction que Barbara Loden peut se réapproprier sa vie.
Celle qui dirige ces deux premiers personnages apparaît à la cinquième page (auparavant c’était un « on » : « on suit…on est entré dans une maison… » qui nous englobait habilement, nous, les spectateurs-lecteurs du film qui se déroule en mots). Ce JE est chargée d’écrire une notice pour un dictionnaire de cinéma. Ses soucis sont relatés plaisamment: comment discipliner les flots d’information que recueille celle qui se lance dans une recherche, qui étudie l’histoire des Etats-Unis, la sociologie des femmes, le cinéma-vérité, les mines de charbon en Pennsylvanie? Comment décrire ? Comment se sortir des relations ambiguës qu’entretiennent la réalité et la représentation de la réalité ? Le lecteur commence à jubiler lorsqu’il voit l’auteur multiplier les références à ce problème, jetant ça et là ses petits cailloux dans son texte. Que signifie raconter ? Nul besoin d’ouvrage théorique ou de cours de narratologie. Le texte regorge de personnages qui prennent en charge les réponses à ces questions. Comment reconstituer une vie ? Nous voyons un spécialiste-documentariste conseiller l’invention. Nathalie Léger qui a travaillé dans ces domaines s’amuse bien. Comment accède-t-on à la vérité ? Par la fiction, c’est bien connu ! Louise Colet et Flaubert sont cités à comparaître, ainsi que les acteurs qui connaissent bien ce paradoxe, et parmi eux – diamant noir placé au centre du livre – pour évoquer une femme absente, fuyante, Delphine Seyrig sur le tournage de India Song. A l’avant-dernière page, Nathalie Léger rendra encore hommage à Marguerite Duras, dans l’écriture de qui elle puise ses forces puisqu’ y sont unies les mots et le cinéma.
La réalité qui est donnée est donc éclatée, fragmentée. Or, des deux côtés, on peut la creuser encore : derrière Wanda il y a le fait divers, relaté dans un journal en 1960, avec quelques répliques en anglais, ce qui authentifie le réel sans doute. De l’autre, JE elle-même se dédouble dans plusieurs conversations avec sa mère perdue dans la vieillesse qui gagne. Cette mise en abyme est assez vertigineuse.
D’ordinaire, à partir d’un roman, d’une « vie » – ce qui a été le cas pour presque tous les grands romans du XIXème siècle – on fait un film, en transposant les mots en images sur un écran. Nathalie Léger, elle, à partir d’un film, fait un « roman », bien que le terme ne figure nulle part sur cet ouvrage. A cette vie l’auteur a ajouté force suppléments. Elle a transposé des images en mots sur une feuille de papier, une transformation qui va durer quelque temps encore, espère-t-on, car c’est vraiment savoureux.
Martine Delrue