Exposition au Musée du Luxembourg (du 13 mars au 30 juin 2019)
C’est un vrai printemps nabi, puisque, en même temps que l’exposition du « Talisman » au Musée d’Orsay, voici que le Musée du Luxembourg présente « Les Nabis et le décor » . On passe ainsi du petit tableau initiateur que Sérusier exécuta sur les conseils de son aîné Gauguin aux grandes toiles destinées à décorer des intérieurs et aux objets d’arts appliqués. Mais c’est la même esthétique de liberté dans les formes et les couleurs qui est partagée par ces très jeunes gens désireux de se libérer des contraintes de l’académisme et de l’impressionnisme pour atteindre la poésie et le symbole. Chacun a sa façon de peindre et sa nature propre, de sorte que l’exposition n’a rien de la monotonie d’une école qui se répéterait.
Les Nabis mettent à l’honneur les arts dits « appliqués » qu’on aurait tort de classer comme inférieurs puisqu’ils concourent à la beauté du quotidien. On découvre des tapisseries de Maillol, des boîtes à cigares de Ranson, des papiers peints du même Ranson et de Maurice Denis, des éventails, un paravent « aux colombes », toujours de Denis, des abat-jour de Valloton, des faïences de Vuillard, une série de vitraux opalescents exécutés selon la méthode nouvelle de Tiffany. Toutes ces créations, ingénieuses et belles, ont eu non seulement un diffuseur, mais aussi un instigateur, le marchand-galeriste Siegfried Bing, qui les exposait et les vendait dans sa galerie intitulée La Maison de l’Art Nouveau. Il avait, dès ses débuts, contribué à faire connaître l’art des estampes japonaises qui devait avoir tant d’influence sur l’esthétique des peintres de l’époque.
Le Japon, on le retrouve de suite dans le paravent démonté, devenu tableau, « Femmes au jardin », (1891), du « Nabi très japonard». Quatre silhouettes de femmes, élégantes dans leurs arabesques et leurs couleurs vives et hardies, peintes en aplats. A côté de ce prélude étincelant, voici, du même Bonnard, quatre grandes toiles aux sujets champêtres. Beaucoup de verts différents, du rose, du jaune, des perspectives raccourcies. Dans ces prairies riantes apparaissent des petits enfants, occupés à des jeux ou à des cueillettes de pommes rouges, des animaux de la ferme, des femmes d’apparence rustique sauf l’une qui s’avance, hiératique. Ces toiles furent conservées par Bonnard dans son atelier jusqu’à sa disparition, souvenirs de l’adolescence dans la maison familiale du Dauphiné. Bonnard, peintre de la mémoire ?
Vuillard, introduit par les frères Natanson dans le monde de la grande bourgeoisie bohême, se voit de suite commander des décors peints. Désormais ceux-ci se trouvent aux Musées d’Orsay et du Petit-Palais. Ils sont ici réunis, et, bonne surprise, complétés par les panneaux autrefois dispersés et qui proviennent de différents musées dans le monde et de collections particulières. Il s’agit de trois séries : les « Jardins publics » (1894), « L’album » (1895) et « Personnages dans un intérieur » (1896). On y retrouve les mêmes qualités : l’intelligence de la composition, le travail sur la matière peinte. On sait que Vuillard a recours à la technique de la détrempe, sorte de gouache, employée jusqu’à cette époque seulement pour les décors de théâtre, parce que non brillante. Que ce soit une évocation des jardins peuplés d’enfants et de nourrices, jouant ou devisant dans des allées ombreuses ou ensoleillées, que ce soit l’intérieur mystérieux et flou à l’image de Misia Natanson, aimée du peintre, que ce soit l’appartement complexe du Docteur Vaquez où voisinent bibliothèque, table de travail et salon de musique, habité d’apparitions perdues dans le rêve, où se mêlent fleurs et tapis, on sent que le peintre est habité par son sujet et qu’il y entraîne le regard. Gide dit que Vuillard « parle tout bas. »
Edouard Vuillard. Personnages dans un intérieur. L’intimité
En 1893, Ker-Xavier Roussel concourt pour une décoration de mairie ; son projet n’est pas retenu, mais on en a conservé les études préparatoires. Elles nous montrent un Ker-Xavier Roussel,qui, influencé par Puvis de Chavannes, peint des personnages hiératiques dans des jardins stylisés et géométriques. On est bien loin du paganisme néo-baroque de la période suivante.
De Paul-Emile Ranson sont montrés six panneaux formant une frise, destinés à la décoration de la salle à manger d’un appartement Art Nouveau, imaginé par Siegfried Bing dans sa galerie du même nom. Ranson a choisi un sujet rustique évoquant des femmes au travail, peintes dans des tons vifs d’orangé et de jaune.
Quant à Maurice Denis, sa présence est en filigrane dans toute l’exposition. Il a été l’un des plus grands peintres décorateurs du dix-neuvième siècle. Il a revendiqué de faire une peinture « décorative », mais il n’est pas pour autant enfermé dans le formalisme. Bien au contraire, ses tableaux induisent le rêve et l’émotion. Il intitule « Sujet poétique » sa décoration pour une chambre de jeune fille dans laquelle apparaissent des thèmes qui lui seront chers, jeunes filles délicates, douces promenades, arbres, ciel changeant selon la saison, méandres des chemins. De la même inspiration sont les deux panneaux qui subsistent de la décoration de la chambre à coucher dans l’appartement de l’Art Nouveau. Puis, cette fois pour son appartement personnel, la chambre de Marthe, Denis réalise, en camaïeu bleu, une série de longs panneaux horizontaux où il s’inspire du cycle de Schumann, « L’amour et la vie d’une femme ». L’un des panneaux plus évocateurs est celui de la « Broderie devant la mer », mouvements recommencés qui semblent arrêter le temps.
Ce goût profond pour la musique trouve à s’épanouir dans la commande de l’intendant de théâtre de Wiesbaden qui souhaite « un sujet religieux qui aurait, en même temps, rapport à la musique ». Denis peint alors « L’Eternel Eté ». Les tableaux ont disparu. Il en subsiste une gouache préparatoire, très soignée, de quatre panneaux, montés en paravent. Denis écrit dans sa conception spiritualiste de l’art : « J’exprime, je crois dans l’ensemble, que chaque âme manifeste le meilleur d’elle-même, sa musique intime ». Vierges et anges, vêtus de blanc, jouent des instruments de musique ou chantent ou dansent. On discerne dans l’ordonnance du tableau, daté de 1905, un classicisme qui s’est affirmé après le voyage de Denis à Rome et sa découverte in situ des tableaux de Raphaël. « La Légende de Saint-Hubert » (1897) laissait présager cette évolution. Sur la demande de Denys Cochin pour qui est réalisé l’ensemble peint, Denis a portraituré la famille Cochin, a suivi les chasses à courre, et a dessiné avec réalisme chiens et chevaux. Mais il n’abandonne pas ses recherches nabies, et son mysticisme se manifeste dans le choix et le traitement du sujet, fantastique et religieux.
Les concepteurs de l’exposition font voisiner Denis et Sérusier sous le titre « Rites Sacrés ». Sérusier a réalisé un ensemble décoratif pour la maison de son ami le sculpteur Georges Lacombe. Il s’y mêle sa veine réaliste et son esprit mystique, l’observation de la terre celtique, eaux et forêts, paysans et paysannes aux pieds nus, et rêveries symbolistes de cortèges de fées ou de cérémonies druidiques Sérusier qui reste un théoricien est influencé par les conceptions des « saintes mesures » élaborées dans le monastère de Beuron par le Père Desiderius Lenz auprès duquel il a séjourné.
D’autres peintres du groupe, Verkade, Filiger, se réclamaient de cet enseignement ésotérique ; c’est dire la complexité et la richesse du mouvement des Nabis que cette exposition très belle et très bien conçue met en pleine lumière.
Annie Birga