LA GRAVURE EN CLAIR-OBSCUR (CRANACH, RAPHAËL, RUBENS…)
Exposition au musée du Louvre du 18 octobre 2018 au 14 janvier 2019.
Le Département des Arts Graphiques du Musée du Louvre dispose désormais d’une salle de médiation (aile Sully), où sont projetés des films d’art et montrés les matériaux et instruments nécessaires à l’élaboration des œuvres, dans le cas de la gravure sur bois en couleurs, les papiers, les gouges et les encres. Ce type de gravure nécessite en effet une explication pour le néophyte. Elle est obtenue par le passage sous presse de plusieurs planches, l’une appelée « de trait », l’autre (ou les autres, car on peut en dénombrer jusqu’à quatre) « de teinte ». Il arrive parfois que le graveur n’utilise pas de planche de trait et recoure seulement aux planches de teinte. La superposition des planches aboutit à une image en couleurs, moins abstraite que le noir et le blanc, souvent proche du lavis et même de la peinture à l’huile par le modelé des formes et par les jeux d’ombre et de lumière. Certains peintres gravent eux-mêmes à partir de leur dessin, mais en général ils confient celui-ci à un artisan graveur. Les curateurs de l’exposition mettent l’accent sur cette collaboration et sortent ainsi de l’ombre des graveurs dont chacun a sa manière de travailler et sa personnalité.
De 1510 à 1650 s’épanouit le siècle d’or de la gravure en clair-obscur, nommée chiaroscuro par les Italiens et camaïeu par les Français. Inventée en Allemagne, elle passe successivement en Italie, dans les Pays-Bas et en France. Les premières gravures de ce type sont signées Cranach l’Ancien, Hans Burgkmair, Hans Wechtlin, Hans Baldung Grien. Elles évoquent le monde germanique, ses forêts profondes, ses châteaux gothiques, ses chevaliers. Elles sont toutes merveilleusement élaborées. Une même image peut être tirée en teintes diverses et acquérir de ce fait une autre atmosphère : la version des « Sorcières » de Baldung Grien est différente selon qu’elle est imprimée en orange ou dans un gris sombre.
Hans Baldung Grien : Sorcières
Le « Portrait de Hans Baumgartner » de Burgkmair, daté de 1512, est considéré comme un chef-d’œuvre : le graveur emploie trois planches de teinte rose et obtient ainsi des dégradés de tons subtils, des traitements fins de la fourrure et des cheveux du modèle, sans que cette recherche esthétique nuise à l’intensité psychologique du portrait, on pourrait dire, bien au contraire, qu’elle la renforce.
On retient en Italie les noms de trois graveurs qui se sont succédé dans la première partie du seizième siècle : ce sont Ugo da Carpi, Antonio da Trento, Niccolo Vicentino. Le plus doué qui revendique d’avoir introduit en Italie le chiaroscuro est Ugo da Carpi. Il grave d’après Titien, d’après Raphaël, d’après Parmigianino, avec une parfaite connaissance du métier. Dans cette époque d’humanisme et de foi, les sujets sont inspirés par la Bible ou par la mythologie gréco-romaine. Ainsi Ugo da Carpi part d’une composition de Raphaël, quand il exécute la gravure « Enée, Anchise et Ascagne fuyant la ville de Troie en flammes », datée de 1518, qui, au-delà du récit virgilien de l’exil, peut évoquer les trois âges de la vie. Antonio da Trento travaille en collaboration directe avec Parmigianino, mais celui-ci exécute lui-même des eaux-fortes. L’élégance des lignes chez le peintre maniériste est soulignée par le trait de la gravure. Un dessin au lavis, avec des rehauts blancs, « Le désarroi d’Olympos » (1526), semble une préparation pour une gravure. Et, en effet, celle-ci a été exécutée bien plus tard, en 1640, par un graveur qui pourrait être Niccolo Vicentino.
Domenico Beccafumi, autre figure du maniérisme italien, grave lui-même des estampes en clair-obscur dont Vasari dans son « Libro dei disegni » écrit qu’elles sont « disegnate magnificamente ». On connaît son rôle majeur dans la décoration du Duomo de Sienne, en particulier dans les dessins du merveilleux pavement de marbre. Il reprend en gravure des images d’apôtres au caractère monumental. Un dessin à la plume, un burin, une gravure sur bois montrent des nus masculins en position allongée, traités avec une grande élégance.
L’Ecole de Fontainebleau prendra le relais, au milieu du seizième siècle, avec la venue en France de Rosso Fiorentino et de Luca Penni, qui travaillent à la décoration du château. Les sujets mythologiques alternent avec les thèmes d’inspiration religieuse ; Penni traite aussi bien le sujet d’Actéon et Diane que celui de la fuite en Egypte. Il s’intéresse aux techniques de gravure et élabore des dessins préparatoires, tirés par des Italiens ou par l’allemand Georg Matheus.
Mais l’Italie va aussi rejoindre les Pays-Bas par l’intermédiaire du peintre et graveur Frans Floris qui a séjourné à Rome. Il y a étudié les bas-reliefs et les sarcophages et il y a vu les sculptures et les fresques de Michel-Ange. De retour à Anvers, il travaille de concert avec le bon graveur Joos Gietleughen. Ils réalisent une très grande gravure en six parties, intitulée « Les Chasses », datée de 1555, de style héroïque et violent. Ses belles gravures, dont une magnifique « Cérès », suscitent le désir d’en savoir plus sur ce peintre qui fut surnommé le « Raphaël flamand ».
Le dernier volet de l’exposition dont on a bien noté le caractère chronologique établit un va-et-vient entre l’Italie et les pays nordiques.. A Mantoue, le graveur Andrea Andreani reprend une sculpture en bronze de Giambologna dans la série de la Passion du Christ. Il exécute aussi en 1586 un dramatique « Sacrifice d’Abraham » d’après le pavement de Beccafumi à Sienne. Il grave d’après Mantegna, mantouan lui aussi, les « Triomphes de César », dont une gravure imprimée sur soie violette qui est une curiosité, mais n’égale pas l’impression sur papier, plus nette. Dans ces mêmes années de fin de siècle, Hendrick Goltzius qui s’est installé à Haarlem entreprend d’illustrer les « Métamorphoses » d’Ovide en partant de dessins au lavis rehaussés de gouache blanche. Il expérimente les techniques avec inventivité : on peut comparer quatre versions de la gravure « Hercule tuant Cacus » .
On remarque que la France est assez peu représentée dans l’exposition. C’est un lorrain, Georges Lallemant, qui sauve l’honneur. Deux aspects de sa production sont montrés ici : une scène de genre, inspirée par la Commedia dell’arte, « L’entremetteuse » et un sujet religieux « Moïse tenant les tables de la Loi » (1623-24). Dans les années 1600, Abraham Blomaert avait traité le même sujet de Moïse, mais il lui avait ajouté, en pendant, le personnage biblique d’Aaron. De Rubens, deux gravures, « Repos pendant la fuite en Egypte » et « Portrait d’homme barbu », exécuté sans planche de trait et en quatre planches de teinte par le bon graveur Christoffel Jegher (vers 1632-36).
Ainsi la médiation n’est pas seulement le recours à l’audiovisuel, elle est assurée dans cette exposition par les explications qui accompagnent chaque œuvre, stimulant et sollicitant et l’attention et l’intelligence du visiteur. Ajoutons que les estampes proviennent du fond de la BNF, de la Fondation Custodia, du Louvre et de grands musées européens, ce qui est une garantie de leur authenticité et de leur qualité. Et leur beauté est source de notre plaisir.
Annie Birga