A la suite d’un article précédent de Libres Feuillets (Bourdieu I) consacré principalement à ce que Pierre Bourdieu a écrit sur lui-même, en particulier dans Esquisse pour une auto-analyse (2004), on se propose ici de présenter succinctement la pensée du sociologue en centrant cette présentation sur quelques-uns de ses concepts majeurs développés dans une œuvre de grande ampleur, marquée par un élargissement croissant des points de vue, et par une évolution vers la reconnaissance – toute réticente qu’elle soit – de certaines valeurs universelles.
Vivre toutes les vies
Sous une forme propre au 20ème siècle, cette œuvre semble être née d’une ambition analogue à celle des romanciers du 19ème siècle:
« C’est sans doute le goût de « vivre toutes les vies » dont parle Flaubert et de saisir toutes les occasions d’entrer dans l’aventure qu’est chaque fois la découverte de nouveaux milieux (ou tout simplement l’excitation de commencer une nouvelle recherche) qui… m’a porté à m’intéresser aux milieux les plus divers…
Jeune hypokhâgneux tout à l’émerveillement d’un Paris qui donnait réalité à des réminiscences littéraires, je m’identifiais naïvement à Balzac (stupéfiante première rencontre de sa statue, au carrefour Vavin !)… » (Esquisse pour une auto-analyse, p.86-87)
D’autres modèles – ou contre-modèles, ce qui revient souvent au même – ont pu inspirer le sociologue, par exemple Sartre (auteur, en particulier, d’un volumineux ouvrage sur Flaubert) :
« Je n’ignore pas, écrit Bourdieu, que mon entreprise peut apparaître comme une manière de poursuivre les ambitions démesurées de l’intellectuel total, mais sur un autre mode, plus exigeant, et aussi plus hasardeux : je courais en effet le risque de perdre sur les deux tableaux et d’apparaître comme trop théoricien aux purs empiristes et trop empiriste aux purs théoriciens… » (Esquisse pour une auto-analyse, p.89)
Cette œuvre est en partie le résultat d’un travail collectif (livres signés en collaboration, publications de nombreux auteurs dans les collections que Bourdieu dirigeait, et dans sa revue intitulée Actes de la recherche en sciences sociales…): « Le groupe que j’avais constitué, sur la base de l’affinité affective autant que de l’adhésion intellectuelle, a joué un rôle déterminant dans cet énorme investissement… » (Esquisse pour une auto-analyse, p.89)
Après des recherches ethnologiques, « la sociologie de l’éducation, la sociologie de la production intellectuelle et la sociologie de l’Etat auxquelles je me suis successivement consacré ont ainsi constitué pour moi trois moments d’une même entreprise de réappropriation de l’inconscient social qui ne se réduit pas aux tentatives déclarées d’ « auto-analyse… » (Méditations pascaliennes, chapitre 1, note 2).
La diversité de cette production ne tient pas seulement aux sujets, mais aussi aux différentes formes d’expression, diversité dont il attribue les caractéristiques à son « habitus » (voir plus loin le développement consacré à cette notion): « …je voudrais en venir rapidement à ce qui m’apparaît aujourd’hui, dans l’état de mon effort de réflexivité, comme l’essentiel, le fait que la coïncidence contradictoire de l’élection dans l’aristocratie scolaire et de l’origine populaire et provinciale (j’aurais envie de dire : particulièrement provinciale) a été au principe de la constitution d’un habitus clivé générateur de toutes sortes de contradictions et de tensions… » (Science de la science et réflexivité p. 213-214).
« Je pense au fait, écrit-il dans Esquisse pour une auto-analyse, d’investir de grandes ambitions théoriques dans des objets empiriques souvent à première apparence triviaux », comme « le rapport au temps des sous-prolétaires », ou la photographie …
…je me suis ingénié à laisser les contributions théoriques les plus importantes dans des incises ou des notes ou à engager mes préoccupations les plus abstraites dans des analyses hyper-empiriques d’objets socialement secondaires, politiquement insignifiants et intellectuellement dédaignés…
La première esquisse de toute la théorie ultérieure – le dépassement de l’alternative de l’objectivisme et du subjectivisme et le recours à des concepts médiateurs, comme celui de disposition – se trouve exposée dans une brève préface à un livre collectif sur un sujet mineur, la photographie (NDLR : Un art moyen, 1965); la notion d’habitus est présente, avec ses implications critiques à l’égard du structuralisme, dans une postface à un livre de Panofsky que j’avais créé en réunissant deux textes qui avaient été publiés séparément en anglais et où le mot d’habitus n’est pas prononcé ; une de mes critiques les plus élaborées de Foucault est avancée dans la note finale de l’article intitulé « Reproduction interdite », que jamais aucun philosophe digne de ce nom n’envisagerait de lire (NDLR: article repris dans Le bal des célibataires); la critique du style philosophique de Derrida est renvoyée dans un post-scriptum de La Distinction ou dans un passage elliptique des Méditations pascaliennes. Seul le sous-titre donne parfois une idée de l’enjeu théorique des livres. Pareil parti pris de discrétion a sans doute à voir aussi avec la vision double, dédoublée (et contradictoire) que j’ai de mon projet intellectuel : parfois hautain et même un peu cavalier (dans la logique : comprenne qui pourra) et ascétique (la vérité se mérite et khalepa ta kala, « les choses belles sont difficiles »), il est aussi prudent et modeste (je n’avance mes conclusions – et aussi mes ambitions – que sous couvert d’une recherche précise et circonstanciée)… » (Esquisse pour une auto-analyse p.130-132),
L’inconscient social
Dans toute son œuvre, Bourdieu a insisté sur le caractère caché des mécanismes sociaux.
Le premier axiome, numéroté 0, de La Reproduction (1970), livre écrit avec Jean Claude Passeron et dont la première partie est présentée more geometrico à la façon de Spinoza, s’énonce ainsi :
« Tout pouvoir de violence symbolique, i.e. tout pouvoir qui parvient à imposer des significations et à les imposer comme légitimes en dissimulant les rapports de force qui sont au fondement de sa force, ajoute sa force propre à ces rapports de force » (p. 18).
On peut citer aussi les passages suivants :
Leçon sur la leçon (1970):
« …la connaissance exerce par soi un effet – qui me paraît libérateur – toutes les fois que les mécanismes dont elle établit les lois de fonctionnement doivent une part de leur efficacité à la méconnaissance, c’est-à-dire toutes les fois qu’elle touche aux fondements de la violence symbolique. Cette forme particulière de violence ne peut en effet s’exercer que sur des sujets connaissants, mais dont les actes de connaissance, parce que partiels et mystifiés, enferment la reconnaissance tacite de la domination qui est impliquée dans la méconnaissance des fondements vrais de la domination. On comprend que la sociologie se voie sans cesse contester le statut de science, et d’abord évidemment par tous ceux qui ont besoin des ténèbres de la méconnaissance pour exercer leur commerce symbolique » (p.20-21).
« Une bonne part de ce que le sociologue travaille à découvrir n’est pas caché au même sens que ce que les sciences de la nature visent à porter au jour. Nombre des réalités ou des relations qu’il met à découvert ne sont pas invisibles, ou seulement au sens où « elles crèvent les yeux », selon le paradigme de la lettre volée cher à Lacan… » (p. 30-31).
Méditations pascaliennes (1997) :
« … lorsqu’il fait simplement ce qu’il a à faire, le sociologue rompt le cercle enchanté de la dénégation collective : en travaillant au retour du refoulé, en essayant de savoir et de faire savoir ce que l’univers du savoir ne veut pas savoir, notamment sur lui-même, il prend le risque d’apparaître comme celui qui vend la mèche …
« Je sais assez bien à quoi on s’expose en travaillant à combattre le refoulement, si puissant dans le monde pur et parfait de la pensée, de tout ce qui touche à la réalité sociale. Je sais que je devrai affronter l’indignation vertueuse de ceux qui récusent, dans leur principe même, l’effort d’objectivation : soit que, au nom de l’irréductibilité du « sujet », de son immersion dans le temps, qui le voue au changement incessant et à la singularité, ils identifient toute tentative pour le convertir en objet de science à une sorte d’usurpation d’un attribut divin… ; soit que, convaincus de leur exceptionnalité, ils n’y voient qu’une forme de « dénonciation », inspirée par la « haine » de l’objet auquel elle s’applique, philosophie, art, littérature, etc. » (p.15-16).
Les champs ou microcosmes sociaux
Bourdieu conçoit le monde social comme un ensemble de « champs » qu’il dénomme aussi « microcosmes ». Pour lui, « les champs sociaux sont des champs de forces mais aussi des champs de luttes pour transformer ou conserver ces champs de forces » (Leçon sur la leçon, p.46).
Comme on l’a déjà vu plus haut, il a étudié plus particulièrement les champs de l’enseignement, de la production intellectuelle et de l’Etat, dans l’ordre de la connaissance (ou de la science), dans l’ordre de l’éthique (ou du droit, et de la politique), et dans l’ordre de l’esthétique (la littérature, l’art) : voir ses Méditations pascaliennes, p. 76.
Un essai de généralisation pour la constitution d’une théorie des champs se trouve dans Les règles de l’art (deuxième partie, p.351 et suivantes).
A propos de la sociologie de l’éducation, je dirai peu de choses des Héritiers, livre publié en 1964 avec J.-C. Passeron, qui a connu un grand succès public. Fondé notamment sur des statistiques de l’INSEE par catégories socio-professionnelles, sans doute peu adéquates (comme les auteurs le reconnaissent en partie dans La Reproduction), cet ouvrage a eu des effets négatifs sur la manière de penser le système d’enseignement dans la société française (comme système reproducteur des inégalités plutôt que des connaissances), et des effets négatifs sur la réputation même de Bourdieu, auquel on a collé l’étiquette de « déterministe », alors qu’il s’est évertué à concilier déterminisme et liberté (voir plus loin la partie consacrée à ce sujet).
Pour caractériser un champ selon Bourdieu, la notion d’autonomie est importante. La loi ou nomos de chaque champ peut s’énoncer sous la forme d’une tautologie significative de sa clôture: « c’est particulièrement visible dans le cas du champ artistique dont le nomos tel qu’il s’est affirmé dans la seconde moitié du 19ème siècle (« l’art pour l’art ») est l’inversion de celui du champ économique (« les affaires sont les affaires ») » (Méditations pascaliennes, p.139).
Les champs, y compris les plus purs, comme les mondes artistique ou scientifique, ont chacun leur nomos. Chacun d’eux enferme les agents dans ses enjeux propres qui, du point de vue d’un autre jeu, peuvent être considérés comme insignifiants :
« Chacun sait par expérience que ce qui fait courir le haut fonctionnaire peut laisser le chercheur indifférent et que les investissements de l’artiste restent inintelligibles pour le banquier. C’est dire qu’un champ ne peut fonctionner que s’il trouve des individus socialement prédisposés à se comporter en agents responsables, à risquer leur argent, leur temps, parfois leur honneur ou leur vie, pour poursuivre les enjeux et obtenir les profits qu’il propose et qui, vus d’un autre point de vue, peuvent paraître illusoires, ce qu’ils sont toujours aussi puisqu’ils reposent sur la relation de complicité ontologique entre l’habitus et le champ qui est au principe de l’entrée dans le jeu, de l’adhésion au jeu, de l’illusio » (Leçon sur la leçon, p 47).
Bourdieu se trouve ainsi proche de Blaise Pascal, qu’il cite souvent dans ses Méditations pascaliennes, notamment p.140 (chapitre 3 : « Les fondements historiques de la raison », sous-chapitre intitulé « le nomos et l’illusio »): « Tout l’éclat des grandeurs n’a point de lustre pour les gens qui sont dans les recherches de l’esprit. La grandeur des gens d’esprit est invisible aux rois, aux riches, aux capitaines, à tous ces grands de chair. La grandeur de la sagesse est invisible aux charnels et aux gens d’esprit…» (Pascal, Pensées et Opuscules, 793, éd. Brunscvicg, Paris, Hachette, 1912, en abrégé Br. dans la suite du texte).
S’agissant des champs de l’enseignement et de la production intellectuelle, il a beaucoup réfléchi sur ce qui les rend possibles, à savoir l’état « scolastique », suffisamment délivré des urgences, dont bénéficiaient déjà les philosophes de l’antiquité, et dont les caractéristiques sont telles qu’elles permettent « ce regard indifférent au contexte et aux fins pratiques, ce rapport distinct et distinctif aux mots et aux choses, (qui) n’est autre que la skholè. Ce temps libéré des occupations et des préoccupations pratiques, dont l’école… aménage une forme privilégiée, le loisir studieux, est la condition de l’exercice scolaire et des activités arrachées à la nécessité immédiate, comme le sport, le jeu, la production et la contemplation des œuvres d’art et toutes les formes de spéculation gratuite, sans autre fin qu’elles-mêmes » (Méditations pascaliennes, p.28). Pour Bourdieu, les universités anglo-saxonnes, dans une atmosphère studieuse et retirée, sont la skholè faite institution (Méditations pascaliennes, p. 63).
« L’affrontement anarchique des investissements et des intérêts individuels ne se transforme en dialogue rationnel que dans la mesure et dans la mesure seulement où le champ est assez autonome (donc doté de barrières à l’entrée assez élevées) pour exclure l’importation d’armes non spécifiques, politiques et économiques notamment, dans les luttes internes; dans la mesure où les participants sont contraints à ne recourir qu’à des instruments de discussion ou de preuve conformes aux exigences scientifiques en la matière…, donc obligés de sublimer leur libido dominandi en une libido sciendi qui ne peut triompher qu’en opposant une réfutation à une démonstration, un fait scientifique à un autre fait scientifique » (Méditations pascaliennes, p.16).
Pour mieux faire comprendre la notion de barrière à l’entrée, on peut mentionner la critique suivante de Bourdieu contre la télévision : « elle abaisse le droit d’entrée dans un certain nombre de champs, philosophique, juridique, etc. : elle peut consacrer comme sociologue, écrivain, ou philosophe, etc., des gens qui n’ont pas payé le droit d’entrée du point de vue de la définition interne de la profession. D’autre part, elle est en mesure d’atteindre le plus grand nombre. Ce qui me paraît difficile à justifier, c’est que l’on s’autorise de l’extension de l’audience pour abaisser le droit d’entrée dans le champ » (Sur la télévision, p. 76).
Habitus
Bourdieu a défini l’éducation « comme processus à travers lequel s’opère dans le temps la reproduction de l’arbitraire culturel par la médiation de la production de l’habitus producteur de pratiques conformes à l’arbitraire culturel … » (La Reproduction, livre 1, 3, scolie 2 (pages 47-48).
L’expression d’ « arbitraire culturel » qui apparaît dans cette citation peut prêter à confusion. Dans l’avant-propos de La Reproduction (p. 10-12), le sociologue définit l’arbitraire par le fait qu’il ne saurait être déduit d’aucun principe, comme le point de départ axiomatique (dépourvu de référent sociologique et psychologique) d’une réflexion menée more geometrico (voir plus haut).
Plus concrètement, l’habitus désigne chez Bourdieu un ensemble inculqué, inconscient et pour une large part incorporé au corps, de « dispositions durables et transposables qui, intégrant toutes les expériences passées, fonctionne à chaque moment comme une matrice de perceptions, d’appréciations et d’actions, et rend possible l’accomplissement de tâches infiniment différenciées » (Esquisse d’une théorie de la pratique, p. 261).
Bourdieu a insisté notamment sur deux aspects:
– Le caractère corporel de l’habitus ;
– Le lien entre habitus et champ social.
En ce qui concerne le caractère corporel de l’habitus, il insiste sur ce point de façon quelque peu surprenante, comme si l’habitus n’était pas aussi une disposition de l’esprit. Peut-être s’agissait-il, pour une raison de terminologie, de remplacer par le mot « corps » des mots tels que « personne » ou « individu » jugés inadéquats, trop idéalistes ou trop « individualistes ».
« Si les sociétés attachent un tel prix aux détails en apparence les plus insignifiants de la tenue, du maintien, des manières corporelles et verbales, c’est que: « traitant le corps comme une mémoire, elles lui confient sous une forme abrégée et pratique, c’est-à-dire mnémotechnique, les principes fondamentaux de l’arbitraire culturel. Ce qui est ainsi incorporé se trouve placé hors des prises de la conscience » (Esquisse d’une théorie de la pratique, p.297-298). Et :
« Les injonctions sociales les plus sérieuses s’adressent non à l’intellect mais au corps, traité comme un pense-bête » (Méditations pascaliennes, « la connaissance par corps », p.204).
Cela dit, ce que le sociologue a révélé sur lui-même en évoquant son « habitus clivé » (voir plus haut) montre bien que l’habitus est pour une large part une tournure d’esprit influant profondément sur l’activité intellectuelle.
En ce qui concerne le lien entre habitus et champ/microcosme, Bourdieu explique dans sa Leçon sur la leçon (P 37-38) l’importance de la relation « entre l’histoire objectivée dans les choses, sous la forme d’institutions, et l’histoire incarnée dans les corps, sous la forme de ce que j’appelle l’habitus ». Il considère comme une rupture décisive par rapport au mode de pensée traditionnel « le fait de substituer à la relation naïve entre l’individu et la société la relation construite entre ces deux modes d’existence du social, l’habitus et le champ, l’histoire faite corps et l’histoire faite chose. »
Il explique le lien entre habitus et champ social en se référant notamment à Pascal : « il suffit de prendre comme point de départ un constat paradoxal, condensé dans une très belle formule pascalienne, qui conduit d’emblée au-delà de l’alternative de l’objectivisme et du subjectivisme : « …par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée, je le comprends » (Pascal, Pensées, Br, 348)…On aura compris que j’ai tacitement élargi la notion d’espace pour y faire entrer, à côté de l’espace physique, auquel pense Pascal, ce que j’appelle l’espace social… Le « je » qui comprend pratiquement l’espace physique et l’espace social (sujet du verbe comprendre, il n’est pas nécessairement un « sujet » au sens des philosophies de la conscience, mais plutôt un habitus, un système de dispositions) est compris, en un tout autre sens, c’est-à-dire englobé, inscrit, impliqué dans cet espace : il y occupe une position, dont on sait (par l’analyse statistique des corrélations empiriques) qu’elle est régulièrement associée à des prises de position (opinions, représentations, jugements, etc.) sur le monde physique et sur le monde social » (Méditations pascaliennes, chapitre 4 : « La connaissance par corps », p.190).
« Si l’agent a une compréhension immédiate du monde familier, c’est que les structures cognitives qu’il met en œuvre sont le produit de l’incorporation des structures du monde dans lequel il agit, que les instruments qu’il emploie pour connaître le monde sont construits par le monde. Ces principes pratiques d’organisation du donné sont construits à partir de l’expérience de situations fréquemment rencontrées et sont susceptibles d’être révisés et rejetés en cas d’échec répété » (Méditations pascaliennes, « la connaissance par corps », p.197).
Déterminisme et liberté
Bourdieu a été accusé d’être excessivement déterministe, bien qu’il ait proposé plusieurs perspectives de liberté:
– En reprenant le raisonnement philosophique classique selon lequel la liberté tient d’abord à la mise en évidence et à la juste connaissance des déterminations sociales et autres;
– En montrant comment l’autonomie des différents champs ou microcosmes peut favoriser l’indépendance d’esprit et une sorte de séparation des pouvoirs ;
– En développant l’idée qu’entre les causes externes et les agents sociaux exposés à ces causes externes s’interposent non seulement le microcosme, mais aussi l’habitus, qui font écran à une causalité automatique.
La Leçon sur la leçon, notamment, met l’accent sur la liberté comme juste appréciation des déterminations sociales :
« …Ceux qui déplorent le pessimisme désenchanteur ou les effets démobilisateurs de l’analyse sociologique lorsqu’elle formule par exemple les lois de la reproduction sociale sont à peu près aussi fondés que ceux qui reprocheraient à Galilée d’avoir découragé le rêve de vol en construisant la loi de la chute des corps » (p. 19).
« Du fait que la connaissance des mécanismes permet, ici comme ailleurs, de déterminer les conditions et les moyens d’une action destinée à les maîtriser, le refus du sociologisme qui traite le probable comme un destin se justifie en tout cas… » (p. 20-21).
« Lorsque…le sociologue enseigne à rapporter les actes ou les discours les plus « purs », ceux du savant, de l’artiste ou du militant, aux conditions sociales de leur production et aux intérêts spécifiques de leurs producteurs, loin d’encourager le parti pris de réduction et de démolition dont s’enchantent l’aigreur et l’amertume, il entend seulement livrer le moyen de dépouiller de son impeccabilité objective et subjective le rigorisme, voire le terrorisme du ressentiment ; à commencer par celui qui naît de la transmutation d’un désir de revanche sociale en revendication d’un égalitarisme compensatoire » (p.28).
Dans ce texte, Bourdieu dit aussi que la sociologie peut contribuer au moins à faire progresser la conscience des mécanismes qui sont au principe de toutes les formes de fétichisme. A cette époque (1982), il rangeait sans nuance parmi les formes de fétichisme le « culte de l’art et de la science qui, au titre d’idoles de substitution, peuvent concourir à la légitimation d’un ordre social pour une part fondé sur la distribution inégale du capital culturel » (p.33).
Bourdieu n’a jamais abandonné le thème de la liberté comme connaissance, et d’abord comme connaissance du fait que : « Le corps est dans le monde social, mais le monde social est dans le corps » (Leçon sur la leçon, p.38, et Méditations pascaliennes, chapitre 4 : « La connaissance par corps », sous-partie intitulée « La rencontre de deux histoires », p.218). « De cette relation paradoxale de double inclusion se laissent déduire tous les paradoxes que Pascal rassemblait sous le chapitre de la misère et de la grandeur, et que devraient méditer ceux qui restent enfermés dans l’alternative scolaire du déterminisme et de la liberté : déterminé (misère), l’homme peut connaître ses déterminations (grandeur) et travailler à les surmonter. Paradoxes qui trouvent tous leur principe dans le privilège de la réflexivité : …l’homme connaît qu’il est misérable ; il est donc misérable, puisqu’il l’est ; mais il est bien plus grand, puisqu’il le connaît » (Pascal, Pensées, Br. 416) ; ou encore : «…la faiblesse de l’homme paraît bien davantage en ceux qui ne la connaissent pas qu’en ceux qui la connaissent » (Pascal, Pensées, Br. 376)… Et peut-être, selon la même dialectique, typiquement pascalienne, du renversement du pour au contre, la sociologie, forme de pensée honnie des « penseurs » parce qu’elle donne accès à la connaissance des déterminations sociales qui pèse sur eux, donc sur leur pensée, est-elle en mesure de leur offrir, mieux que les ruptures d’apparence radicale qui, bien souvent, laissent les choses inchangées, la possibilité de s’arracher à une des formes les plus communes de la misère et de la faiblesse auxquelles l’ignorance ou le refus hautaine de savoir condamnent si souvent la pensée » (Méditations pascaliennes, p.190, chapitre 4 : « La connaissance par corps », partie introductive).
Cela dit, la liberté selon Bourdieu ne tient pas seulement à la connaissance des contraintes et limites, elle résulte aussi d’une « séparation des pouvoirs », qui, « bien différente de celle que préconisait Montesquieu, est inscrite dans les faits sous la forme de la différenciation des microcosmes et des conflits actuels ou potentiels entre les pouvoirs séparés qui en résulte… Les pouvoirs qui s’exercent dans les différents champs… peuvent sans nul doute être oppressifs sous un certain rapport, et dans l’ordre qui est le leur, donc propres à susciter de légitimes résistances, mais ils disposent d’une autonomie relative par rapport aux pouvoirs politiques et économiques, offrant du même coup la possibilité d’une liberté par rapport à eux…
Il y a tyrannie, par exemple, lorsque le pouvoir politique et le pouvoir économique interviennent dans le champ scientifique ou dans le champ littéraire, soit directement, soit à travers un pouvoir plus spécifique, comme celui des académies, des éditeurs, des commissions ou du journalisme (qui tend toujours davantage à exercer aujourd’hui son emprise sur les différents champs, politique, intellectuel, juridique et scientifique notamment), pour y imposer leurs hiérarchies et pour y réprimer l’affirmation des principes de hiérarchisation spécifiques » Méditations pascaliennes, chapitre 3 : « Les fondements historiques de la raison », p.148-150).
« Dès que, cessant de nier l’évidence historique, on accepte de reconnaître que la raison n’est pas enracinée dans une nature anhistorique et que, invention humaine, elle ne peut s’affirmer qu’en relation avec des jeux sociaux propres à en favoriser l’apparition et l’exercice, on peut s’armer d’une science historique des conditions historiques de son émergence pour tenter de renforcer tout ce qui, dans chacun des différents champs, est de nature à favoriser le règne sans partage de sa logique spécifique, c’est-à-dire l’indépendance à l’égard de toute espèce de pouvoir ou d’autorité extrinsèque – tradition, religion, Etat, forces du marché. On pourrait ainsi, dans cet esprit, traiter la description réaliste du champ scientifique comme une sorte d’utopie raisonnable de ce que pourrait être un champ politique conforme à la raison démocratique…
« …Dès que des principes prétendant à la validité universelle (ceux de la démocratie par exemple) sont énoncés et officiellement professés, il n’est plus de situation sociale où ils ne puissent servir au moins comme des armes symboliques dans les luttes d’intérêt ou comme des instruments de critique pour ceux qui ont intérêt à la vérité ou à la vertu (comme aujourd’hui tous ceux qui, notamment dans la petite noblesse d’Etat, ont partie liée avec les acquis universels associées à l’Etat et au droit).
Tout ce qui est dit là s’applique en priorité à l’Etat qui, comme tous les acquis historiques liés à l’histoire relativement autonome des champs scolastiques, est marqué d’une profonde ambiguïté : il peut être décrit et traité simultanément comme un relais, sans doute relativement autonome, des pouvoirs économique et politique qui ne s’inquiètent guère d’intérêts universels, et comme une instance neutre qui… est capable d’exercer une sorte d’arbitrage, sans doute toujours un peu biaisé, mais moins défavorable, en définitive, aux intérêts des dominés, et à ce qu’on peut appeler la justice, que ce qu’exaltent, sous les fausses couleurs de la liberté et du libéralisme, les partisans du « laisser-faire », c’est-dire l’exercice brutal et tyrannique de la force économique » (Méditations pascaliennes, chapitre 3 : « les fondements historiques de la raison », sous-chapitre intitulé : « L’universalité des stratégies d’universalisation », p. 182-184).
La liberté, favorisée par l’existence de champs sociaux autonomes, résulte aussi de l’habitus qui donne aux agents sociaux une certaine latitude d’action. « Une des fonctions majeures de la notion d’habitus est d’écarter deux erreurs complémentaires qui ont toutes deux pour principe la vision scolastique : d’un côté, le mécanisme, qui tient que l’action est l’effet mécanique de la contrainte de causes externes ; de l’autre, le finalisme qui, notamment avec la théorie de l’action rationnelle, tient que l’agent agit de manière libre, consciente… Contre l’une et l’autre théorie, il faut poser que les agents sociaux sont dotés d’habitus, inscrits dans les corps par les expériences passées : ces systèmes de schèmes de perception, d’appréciation et d’action permettent d’opérer des actes de connaissance pratique, fondés sur le repérage et la reconnaissance des stimuli conditionnels et conventionnels auxquels ils sont disposés à réagir, et d’engendrer, sans position explicite de fins ni calculs rationnels des moyens, des stratégies adaptées et sans cesse renouvelées, mais dans les limites des contraintes structurales dont ils sont le produit et qui les définissent » » (Méditations pascaliennes, « la connaissance par corps », p. 200-201).
Dans l’hommage qu’il a rendu en 2002 à l’occasion du décès du sociologue (Hommage à Pierre Bourdieu, sur le site internet du Collège de France), son collègue le philosophe Jacques Bouveresse a rappelé à quel point Bourdieu, à la fin de son enseignement, insistait sur l’autonomie des champs du savoir. « Le dernier cours qu’il a donné au Collège de France peut être considéré, à bien des égards, comme un plaidoyer en faveur de l’autonomie de la science et de la cité savante, et un appel à la défendre contre les dangers qui la menacent de plus en plus. Il y a une singulière ironie dans le fait que lui, qui a été accusé régulièrement de pratiquer une forme de réductionnisme sociologisant et même sociologiste, ait terminé son enseignement par une réaffirmation de la croyance qui a toujours été la sienne à la capacité qu’a le monde de la science de s’autoréguler selon des principes qui lui sont propres et qui ne sont pas réductibles à des déterminations économiques, sociales et culturelles qui s’imposent à lui de l’extérieur…
« Mais il est important pour nous, me semble-t-il, ajoute Jacques Bouveresse, de nous rappeler également la deuxième partie de son message. Si la science doit être autonome, ce n’est pas pour rester enfermée dans sa propre maison, mais pour pouvoir être réellement au service de tout le monde ».
Voir l’article suivant publié dans Libres Feuillets:
– Bourdieu (III):l’universel (27 avril 2013)
Dominique Thiébaut Lemaire
Oeuvres de Bourdieu d’où sont tirées les références du présent article
1970 La Reproduction. Eléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Editions de Minuit (avec J.-C. Passeron)
2000 pour l’édition française : Esquisse d’une théorie de la pratique, Paris, Editions du Seuil, collection Points (1ère éd. : Droz 1972)
1982 Leçon sur la leçon, Editions de Minuit
1992 Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Le Seuil, collection Points
1994 Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Le Seuil, collection Points
1996 Sur la télévision, Paris, Liber/Raisons d’agir
1997 Méditations pascaliennes, Paris, Le Seuil, collection Points
2002 Science de la science et réflexivité, Liber/Raisons d’agir.
2004 Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d’agir Editions
Bonjour,
Merci pour cette présentation claire. En revanche je ne trouve pas la troisième partie consacrée à l’universelle. Pourriez vous m’indiquer le lien pour y accéder?
Merci