Le journal « Le Monde » (le monde des livres) du vendredi 12 novembre 2010 a consacré deux pages au poète Yves Bonnefoy (ancien professeur au Collège de France) à l’occasion de la publication d’un nouvel ouvrage poétique intitulé Raturer outre.
Yves Bonnefoy a publié en 2010 aux éditions Galilée ce recueil dont les poèmes sont composés de deux quatrains et de deux tercets, sans que l’auteur en désigne nommément la forme.
L’explication placée en tête du recueil mérite d’être reproduite en tant qu’analyse pertinente du sonnet :
« Si je n’avais pas adopté ce parti prosodique, quatorze vers distribués en deux quatrains et deux tercets, ces poèmes n’auraient pas existé, ce qui ne serait peut-être pas bien grave, mais je n’aurais pas su ce que quelqu’un en moi avait à me dire.
« Les mots, les mots comme tels, autorisés par ce primat de la forme à ce qu’ils ont de réalité sonore propre, ont établi entre eux des rapports que je ne soupçonnais pas. Le besoin d’éviter dans ce lieu étroit la répétition, sinon méditée, du moindre vocable, y a effacé des pensées, des images, sous lesquelles d’autres sont apparues. La contrainte aura été une vrille, perçant des niveaux de défense, donnant accès à des souvenirs restés clos sinon réprimés.
C’est ce que j’appelle « raturer outre ».
Sans doute Yves Bonnefoy a-t-il voulu suggérer que dans littérature, il y a rature. Quoi qu’il en soit, son jugement sur l’importance de la forme n’est pas très éloigné de celui de Baudelaire, qui a écrit dans une lettre à A. Fraisse le 18 février 1860: « Quel est donc l’imbécile… qui traite si légèrement le sonnet et n’en voit pas la beauté pythagorique? Parce que la forme est contraignante, l’idée jaillit plus intense. Tout va bien au sonnet, la bouffonnerie, la galanterie, la passion, la rêverie, la méditation philosophique. Il y a là la beauté du métal et du minéral bien travaillés. Avez-vous observé qu’un morceau de ciel, aperçu par un soupirail, ou entre deux cheminées, deux rochers, ou par une arcade, etc., donnait une idée plus profonde de l’infini que le grand panorama vu du haut d’une montagne? »
A la composition en deux quatrains et deux tercets, Yves Bonnefoy ajoute sans en parler, comme éléments de ses sonnets, l’usage des décasyllabes dont on pourrait mentionner de nombreux exemples tels que ceux-ci :
« Le souvenir est une voix brisée » (p.15).
« La même flamme a nimbé deux visages » (p.30).
« C’est comme quand on touche à un miroir
« Et que des doigts y viennent vers les nôtres,
« Psyché croit qu’une main y prend la sienne
« Pour la guider vers plus que ce qui est. » (p.41)
On trouve aussi dans ce recueil quelques alexandrins :
« Elle a tiré sur soi le drap de la lumière », est-il dit de Psyché (p.40).
Ces poèmes (de même que, par exemple, les versets de Saint-John Perse) montrent non seulement qu’il n’est pas facile de s’écarter de la métrique des vers qui ont fait la gloire de la poésie française (disons, pour simplifier, les vers de six à douze syllabes), mais aussi qu’il n’est probablement pas souhaitable de s’en affranchir, dans la mesure où ce nombre d’éléments sonores correspond à la respiration même de la phrase française. Au-dessus de douze syllabes, le « phrasé » tend à se fragmenter en éléments plus courts, au-dessous de six syllabes, il donne de beaux résultats, mais ce sont des effets spéciaux.
Quant à la querelle entre le pair et l’impair, dans laquelle s’est illustré Verlaine (« De la musique avant toute chose/Et pour cela préfère l’impair »), notons que Yves Bonnefoy a choisi généralement pour ses décasyllabes de Raturer outre le beau rythme classique 4+6, mais aussi 6+4, et non le rythme 5+5, par exemple, peut-être plus « jazz », plus scandé, moins grave.
Une dernière remarque au sujet de l’impair: dans un vers impair divisé en deux parties, mathématiquement l’une des deux est paire: ainsi, dans les vers de Verlaine cités plus haut: « De la musique… », et « Et pour cela… »
Enfin, le « e » (muet ou sonore) peut nous jouer des tours, en nous faisant hésiter, dans notre exemple, entre neuf et huit syllabes: « De la musique avant tout(e) chose/Et pour cela préfèr(e) l’impair ».
Dominique Thiébaut Lemaire