Mélancolie vandale, de J.Y.Cendrey, roman situé à Berlin. Par Martine Delrue

 

Jean-Yves Cendrey, Mélancolie vandale    – Actes Sud , 2012

 

                          S’il est assuré  que les bons sentiments font de la mauvaise littérature, qu’obtient-on avec de mauvais sentiments ? Si, à la place du sucré, de l’aimable, du mièvre, vous mettez systématiquement de l’acide, du caustique, du brutal ? Jean-Yves Cendrey refuse le consensus mou. Il a  cinquante ans; il a choisi de vivre  loin du milieu littéraire parisien, à Berlin, avec sa femme Marie NDiaye, écrivain également, et leurs enfants, et ce depuis de nombreuses années. Jean-Yves  Cendrey chahute son lecteur à hue et à dia, le tire du heurté au violent, le pousse du dur à l’horrible. Il a situé l’action de son quinzième roman précisément à Berlin. La géographie de la ville est rendue de façon très sensible et structure tout le roman. Même vingt ans après la Réunification, le Mur est là dans les têtes ou dans ses vestiges.

                       Comment écrire sur Berlin après Döblin ? J.Y. Cendrey répond à cette question en  campant une constellation familiale peu ordinaire: le personnage principal, Kornelia, est, à 53 ans, une femme à la dérive. Divorcée, elle n’aime guère sa sœur Jana, ni son père, ni son oncle, ni tellement son compagnon actuel, Ali. Pour sa fille en revanche, elle se donne un mal fou. Or, on le sait, du temps de la grande méfiance, traîtrises et dénonciations allaient bon train au sein même des familles (la Stasi n’est jamais nommée, existe seulement la RDA). Bien qu’habituée depuis l’enfance au glauque, Kornelia est éternellement dévouée à autrui, naguère prête à l’entraide socialiste, aujourd’hui souriante sans raison dans sa mouise perpétuelle. Le romancier la nomme Sumpf, ce qui signifie marais. Et on la voit s’enfoncer.

Dans une Allemagne désormais « vouée corps et biens de  surconsommation aux délices du libéralisme réel », les problèmes contemporains ne manquent pas : importance de ce qui est matériel, rapports avec les concitoyens venus de l’Est, poids du passé, réussite et intégration des Turcs. La mère d’Ali, par exemple, partie de rien, jouit maintenant d’une certaine réussite littéraire, mais son fils évolue autrement et « s’intéresse trop à la pureté ».

                           Certains Allemands sont-ils gagnés par une forme de dépression ? Qu’est-ce que cette Mélancolie vandale ? On pourrait se croire en présence d’un nouveau Zola. En effet, les êtres, qui semblent faits avant tout de pulsions et de besoins, sont évoqués avec crudité; l’argent et les corps sont placés au premier plan : « Quand on annihilait les esprits, on laissait les corps respirer » ; la noirceur, ou même la bile, annoncée dans le titre, semble partout, hormis dans les ciels neigeux de l’hiver berlinois. S’agit-il d’une nouvelle Gervaise, qui dégringole psychiquement d’une relative estime de soi, commune aux Ossis, jusqu’à la solitude et la déchéance la plus féroce à l’Ouest? Elle  vit près d’une prison et travaille dans la prison de Moabit, chargée d’histoire. Interprète du malheur des prisonniers, elle traduit, passe de part et d’autre de l’ancien mur : toute la deuxième partie du roman relate de façon très caustique ses déplacements en métro, en tram, en vélo (quand il n’est pas volé), en voiture, d’un univers gris où tout le monde a peu ou prou été « moche » à un monde qui ne peut être « à l’eau de rose ». Oui, comme le dit Zola dans sa préface aux Rougon-Macquart, les personnages ne sont pas mauvais, mais « ils sont gâtés par le milieu de rude besogne et de misère où ils vivent. »

                             Jean-Yves Cendrey utilise une langue populaire, jadis qualifiée de verte, très souple et variée en tous cas jusque dans le maniement des « essèmesses ». Les événements parlent d’eux-mêmes, le romancier ne fait pas de psychologie. Nous sommes plongés principalement dans les pensées et souvenirs de Kornelia, mais aussi dans les monologues d’autres personnages. Quelquefois des facilités ou afféteries, par exemple des allitérations complaisantes, agacent. Pour le reste, grâce à une écriture multiforme, intéressante, l’auteur ne veut pas restituer le réel mais le traduire. C’est une écriture au scalpel, qui ne laisse pas de gras, qui déstabilise, d’abord dans l’emploi d’un  « on » impersonnel (ni « je », ni « elle ») pour un personnage principal « vague »,  ensuite dans les heurts et secousses qu’elle contient et induit. Le romancier, grâce à un sens certain de l’ellipse et du secret, laisse entrevoir ou entendre. La construction, originale, mène de façon implacable vers une fin qu’on ne peut raconter. C’est au lecteur, muni de  ces découvertes progressives, de  s’engager dans une lecture âpre et active, et de tirer ses propres conclusions.

 

Martine Delrue

Les commentaires sont fermés.