Paul Fournel, La Liseuse éditions P.O. L. 2012
Actuel président de l’Oulipo (Ouvroir de Littérature potentielle, créé en 1960 par des mathématiciens poètes, Raymond Queneau et François Le Lionnais), Paul Fournel a travaillé pendant vingt-cinq ans comme éditeur, d’abord chez Ramsay, puis chez Seghers. Il est aussi poète et romancier. Aujourd’hui il publie chez P.O.L. La liseuse. Une liseuse est un objet étrange: jadis vêtement de femme pour lire au lit, ou couvre-livre, ou encore lampe, c’est à présent une tablette numérique, un objet froid et glacé, parfois semblable à une petite télévision, en tout cas « une boîte noire », d’où va surgir toute une histoire.
Apparemment, c’est l’histoire d’un vieil éditeur, un éditeur papier, un homme dont la vie professionnelle se déroule entre six ou sept femmes. Son grand patron, le financier, le surnomme Gaston (allez savoir pourquoi !), bien qu’il se nomme Robert Dubois. Un beau soir, une stagiaire lui apporte la liseuse dans laquelle se trouvent désormais tous les « manuscrits » sur lesquels il doit travailler. Paul Fournel s’amuse à présenter innocemment, dès le premier chapitre, l’objet électronique, objet de toutes les controverses et ses inconvénients (comment le tenir ? Dans une poche ? Sur les genoux ? Comment offrir ou prêter un livre qu’on a aimé ?). La liseuse, métonymie du monde de l’édition, se porte bien pendant un certain temps, mais, débranchée, se mettra à clignoter et mourra. Autour d’elle, du côté de la rue Dufour, des personnages s’agitent, se passionnent et meurent aussi.
Un roman dit le monde ; alors pourquoi pas le monde des livres ? Celui-ci, par des scènes vivement croquées, des dialogues fort contemporains, permet d’apercevoir ce que fait l’éditeur, comment se prennent les décisions, ce que sont les comités de lecteurs, les tournées en province, les représentants. On en rit bien. Mais on s’affole aussi de ce que deviendront les œuvres lorsqu’on pourra (bientôt) entrer dans le texte et le modifier à sa guise.
Mais au-delà de ce premier plaisir – savoir comment va le monde et comprendre -, le lecteur est agréablement chatouillé par des picotements secondaires. Alerté par des changements brusques ou quelques bizarreries, il est conforté dans son sentiment littéraire lorsqu’il tombe sur la précision apportée par l’auteur. Ce texte « épouse la forme d’une sextine ». La référence au troubadour Arnaud Daniel, à la rotation des rimes, à la mesure numérique des vers (ici ce sont des chapitres) confirme ses sensations.
Dès lors, on tâche de lire sur deux plans à la fois. La narration apparente – voyage au pays des éditeurs – est drôle, vive et acerbe, malgré l’univers décrit qui sombre. La composition, elle, structurée par la forme du mouvement hélicoïdal, en trente-six chapitres, engendre un tourbillon de petits mystères ou de brusques divergences du récit. Voilà pourquoi cet homme a, outre la sienne, six femmes qui successivement forment les plaisirs de ses jours : une jeune stagiaire Valentine, une secrétaire Sabine, une auteure Geneviève, une comptable Mme Mathilde qui, avec M. Marcel, appartient à l’ancien monde, et une Mme Martin qui tient le bon restaurant. On se réjouit fort de percevoir des allusions et des connivences. Hommages cachés, parfois faciles à décrypter, citations moins évidentes parfois, et aussi auteurs venus de fort loin.
On ne se sent pas mystifié, on admire l’adresse avec laquelle le poète fait tourner sa prose, lance ses clins d’œil et retombe sur ses pieds. On devine des contraintes cachées, dans le jeu des couleurs, des endroits où l’on mange, des endroits où on lit. Jouissance de la langue qui va de pair avec l’avancée du récit. On savoure la mise en abîme, le poids des mots aussi bien que « la fin des pavés », puisque toute la littérature est glissée dans cette liseuse de 730 grammes. Cet autre plaisir de la lecture, cette jubilation, se résout dans le bouquet final, puisque le personnage principal désormais a ce qu’il faut pour lire : du temps.
Martine Delrue