Les Prépondérants roman de Hédi Kaddour, Gallimard, juin 2015, 460 pages.
Au début des années 1920, une équipe de cinéma venue de Hollywood tourner un film, « Le Guerrier des sables », fait irruption dans la petite ville de Nahbès, au sud de la Tunisie, à l’époque du Protectorat français. La liberté d’esprit des Américains, morale et politique, apporte avec elle un grand coup d’oxygène et déstabilise le milieu provincial étriqué des colons français. Les plus influents de ces colons ont coutume de se retrouver dans une sorte de club, centre de la vie mondaine appelé « Les Prépondérants », du nom dont ils se qualifient eux-mêmes.
L’amitié entre trois jeunes femmes également belles mais très différentes n’est pas le moindre intérêt de ce roman. La mystérieuse Rania, jeune veuve de guerre, est menacée par le mariage que veut lui imposer son frère. Nationaliste tunisienne et rêvant d’occident, elle est passionnée de littérature arabe et française. Kathryn, l’actrice californienne, n’échappe pas aux tourments du rapport entre les sexes, en dépit ou à cause d’une société aux mœurs libérées. Enfin, pour la reporter française au journal L’Illustration, Gabrielle Conti, l’époque des Années Folles est celle de l’émancipation de la femme, dans la vie professionnelle et l’amour. Elles se confrontent toutes les trois aux difficultés particulières de leur condition avec une passion commune de la liberté. Tantôt la pudeur, tantôt l’impudeur leur permettent de se protéger.
L’éducation sentimentale et politique de Raouf, neveu de Rania, brillant bachelier, est au cœur du roman. Sa jeunesse, son dandysme, son goût des mots, séduisent non seulement les trois femmes mais aussi celui qui est préposé auprès de lui par son père Si Ahmed au rôle de mentor, Ganthier, « le seul Français que la domination n’a pas rendu idiot ». Comme les trois amies, Raouf aime la liberté, « un garçon qui ne flattait personne », dit de lui Ganthier. La vengeance implacable de la passion paternelle, celle du caïd Si Ahmed, contre l’épicier Belkhodja, personnage venu tout droit de contes ou de fabliaux orientaux, personnage de jaloux, arroseur arrosé, qui serait simplement ridicule s’il n’était pas dangereux, enracine le récit dans la réalité de l’Afrique du nord.
Le film « Le Guerrier des sables » joue lui aussi son rôle dans l’action, il est « une affaire d’Etat », dit-on. Et l’écriture romanesque elle-même est marquée par l’influence du cinéma. Le roman foisonne de scènes vues, décrites avec une grande précision, de véritables séquences que l’on goûte pour elles-mêmes : combat de chameaux, parc aux ânes, la vieille et les œufs, les petits cireurs de chaussures, la chasse aux chats… Les 450 pages du roman bruissent du son de multiples paroles : dialogues fondus dans l’action, voix off des fragments de poésie arabe ou française qui scandent le monologue intérieur de Rania et de Raouf, entrelacements de proverbes, ponctuation des chtouma et des mektoub.
Après les Révolutions arabes, et au moment où Les Prépondérants concourt pour les prix littéraires de la rentrée avec 2084 de Boualem Sansal, un écrivain algérien qui a fait le choix de la foi dans « la démocratie, la laïcité, le progrès technique, l’individu, l’homme » (Le Monde du vendredi 11 septembre 2015), on ne peut pas ne pas s’interroger sur l’enjeu politique du roman. Hédi Kaddour fait le choix du regard distancié puisqu’il est question des émeutes du début des années 1920 en Tunisie, qui avaient pour cause la revendication d’une Constitution et l’Indépendance. L’interrogation personnelle de Raouf évolue et porte moins sur la question de la révolution que sur celle de la démocratie. Selon lui, il faudrait avant tout que bourgeois et maris tunisiens veuillent vraiment de cette démocratie, à laquelle ils sont disposés à condition que les femmes restent soumises. Mais à la fin du roman, c’est tout simplement l’attitude poseuse du colonel chargé du maintien de l’ordre, l’un des Prépondérants, qui provoque la catastrophe ; catastrophe qui éloigne pour longtemps l’espoir de paix.
Finalement, ce qui emporte le lecteur, c’est une générosité et un romantisme auxquels il n’est plus habitué : Hollywood, la Ruhr occupée, le Paris des années folles, la petite ville imaginaire de Nahbès sont le vaste théâtre d’un jeu de passions, comme dans Balzac ou dans Malraux, où la jeunesse, qui est l’avenir, est aux prises avec l’histoire, dans un récit mené non sans humour, non sans élégance.
Maryvonne Lemaire
Un article qui donne envie de lire le livre qui apparaît comme foisonnant et romanesque, avec une dimension historique qui peut avoir des résonances avec notre époque.