Linda Lê: A l’enfant que je n’aurai pas, NiL éditions, 64 pages
La Desdichada
(NDLR : par ce titre, Martine Delrue fait allusion au sonnet de Nerval : « El Desdichado »)
Je me suis trompée. J’ai cru, sur la foi du titre, que j’allais trouver, dans A l’enfant que je n’aurai pas, des explications au refus de procréer, de bonnes raisons de ne pas souhaiter mettre un enfant au monde.
Ce texte de 60 pages a la forme d’une lettre qu’on n’a pu envoyer, placée sous l’égide de la Lettre au père que Kafka a gardée dans son tiroir. Selon les règles de la collection, il s’agit de s’affranchir d’une vieille histoire, de s’en libérer. Ecrit d’un seul tenant ou plutôt d’un seul cri, ce texte se compose en vérité de plusieurs parties en fonction des différents destinataires. C’est d’abord un règlement de comptes, féroce et sans appel, une lettre à la « Big Mother » qui observe tout : on y trouve, rédigée à l’imparfait, l’évocation de l’enfance de la narratrice. Sous la férule d’une mère très peu aimante qualifiée de « parangon des vertus bourgeoises », cette jeune femme se remémore son éducation à la fois méchante et systématiquement conventionnelle. Ensuite apparaît un deuxième destinataire, l’enfant auquel – car c’est nécessairement un fils – la narratrice s’adresse au conditionnel. Elle lui dit ses raisons de ne pas le concevoir, elle voit son évolution sur différents chemins possibles, mais tous tracés d’avance et comme déjà écrits. Elle n’évoque pas de manière réaliste les difficultés qu’il y a à éduquer un enfant – l’un des trois impossibles, selon Freud, avec gouverner et psychanalyser.
En revanche, elle s’enfonce progressivement dans les délices du bien-écrire, dans l’alignement des clichés, des locutions toutes faites sur le devenir des enfants ou les types de réactions des parents, dans des expressions figées. Sa langue se solidifie, se vitrifie même. Puis vient, avec un imparfait flaubertien, le tourbillon d’une hallucination due à tous ses refus, à ce qu’elle nomme « son délit de non-appartenance ». Elle se dit gouvernée par Thanatos, emportée par des visions effrayantes. Est-ce un fantasme ? Il s’agit peut-être de récits de rêves, de délires. Plus loin elle reconnaît n’avoir rien à transmettre, hormis son impuissance à être dans la norme : « Tout est risible ». Descente aux enfers, séjour à Sainte-Anne : elle repousse tout, la vie, le monde, son compagnon S., un comédien. Et le lecteur ne peut savoir s’il s’agit d’autobiographie, comme la référence à Kafka semble l’induire, s’il doit éprouver de la compassion, s’il s’agit d’autofiction, au cas où des éléments vécus auraient été remaniés, ou enfin s’il s’agit de fiction, ou d’exercice littéraire. Exercice nervalien sans doute : un personnage ou une personne est là, happée par la pulsion de mort, desséchée, « souffrant d’addiction aux archaïsmes » comme elle le dit elle-même. Sous sa plume la vie ne peut être imprévue, surprenante, inattendue. On ne peut plus trouver du nouveau. Non, tout est déjà figé par les mots devenus plus rigides que des rails ; passé et avenir ne sont vus qu’à travers un langage cuit. Non pas « soleil noir de la mélancolie », mais minerai extrêmement tranchant, cette personne (Personne est le titre d’un roman de Linda Lê paru en 2003) s’est minéralisée. Assurément, quelqu’un ici souffre, qui a cru que l’écriture la sauverait.
Il me semble pourtant que la compagnie des enfants ne mérite ni cet excès d’honneur (dans les phases claires et dans la vision systématiquement optimiste du père potentiel, S.), ni cette indignité. Ces caricatures sont peut-être dues au projet éditorial ; on s’en lasse, même si la narratrice, savante, reconnaît ses modèles et exhale tour à tour les soupirs d’Electre, « la fille vengeresse », et les cris de Médée, la sorcière, « l’infanticide ». Elle se sait éternelle adolescente, dans l’excès et le morbide. En dépit d’une fin plus apaisée, le lecteur reste estourbi.
On enseignait pourtant encore au lycée français de Saïgon, où Linda Lê (née en 1963) a commencé ses études, aussi bien qu’au lycée Henri IV, où elle les a poursuivies au début des années 1980, l’art des nuances. Elle a voulu les oublier.
Martine Delrue