Henri Lewi: La visite au musée, Actes Sud, 2015.
Le titre de cet essai – les premières pages l’expliquent – est aussi celui d’une nouvelle de Nabokov, où le narrateur, visitant le petit musée d’une ville française, se trouve ramené, par un étrange raccourci spatiotemporel, au monde de l’enfance, mais dans une Russie qui a changé.
Le musée que visite Henri Lewi est le Louvre. « Rêvant devant les toiles de Rembrandt, Botticelli ou Delacroix, nous explique la quatrième de couverture (présentée comme le point de vue des éditeurs), Henri Lewi se demande s’il est nécessaire d’être docte pour aller à la rencontre d’un tableau, ou s’il n’existe pas au contraire un charme et un bienfait du non-savoir ». Entre ces deux points de vue, l’auteur semble hésiter : « plaisir ou non, écrit-il, la bonne relation au tableau implique un savoir » (p. 57). Mais « cela dit, il y a un charme du non-savoir » (p. 62).
A vrai dire, il ne s’agit pas d’une hésitation, car il apparaît, à la lecture, qu’Henri Lewi adopte les deux démarches à la fois, ce qui donne à son texte un ton bien caractérisé par la quatrième de couverture : « Au gré d’une érudition fluide et malicieuse, l’auteur nous invite à l’abandon et au coup d’œil impertinent. Les réflexions de son visiteur ne cherchent pas forcément une cohérence, ni une vérité permanente ».
Une autobiographie fragmentaire s’ébauche à mesure que le visiteur passe devant les tableaux, qui lui rappellent des souvenirs, certains anciens, d’autres récents, comme le souvenir d’une petite conférence donnée au Louvre par le peintre Sergio Birga commentant un tableau de Claude Le Lorrain, au milieu d’un bruit qui empêchait parfois de bien comprendre l’orateur, quand les haut-parleurs diffusaient des annonces en diverses langues (p. 89).
Ce phénomène de mémoire paraît être chez l’auteur l’un des principaux « effets de la peinture » dont il est question dans la postface de l’essai, un effet qui pourrait être le plus important s’agissant de « l’émotion ». « Connaissance et émotion, écrit Henri Lewi, ce sont deux relations différentes à un même tableau ; d’un côté, une manière de s’approprier, une stratégie bien douteuse de conquête ; de l’autre, une façon d’être pris » (p. 67).
Le souvenir explique la place centrale que l’auteur donne à Nicolas Poussin, omniprésent dans cette visite du musée. Le passage le plus explicite à cet égard est celui qui se trouve au début du chapitre 15 (p. 164). Au sujet du tableau de Poussin intitulé « La peste d’Asdod », Henri Lewi écrit ceci : « La Peste d’Asdod » me ramène aux étés de mon enfance. Dans les forêts de la Haute-Loire, non loin du Chambon-sur-Lignon où mes parents s’étaient réfugiés, fuyant les barbares, je lisais la Bible de Segond avec une vieille femme, paysanne huguenote, que j’aimais. J’avais, je ne sais pourquoi, une prédilection pour les récits de la fin de l’Exode, l’entrée dans la Terre promise ; je me représentais les Hébreux de Josué, les errances de l’arche, les Juges, Samson dans le temple des Philistins. Le tableau de Poussin a pour moi comme la réalité d’un souvenir personnel : qu’il s’agisse des rats, de la statue écroulée du dieu Dagon, des victimes de la peste, de l’enfant merveilleux qu’on aperçoit parmi les morts, rose comme bien d’autres enfants et angelots qu’a faits ailleurs Poussin ». Il ne fait guère de doute que cette histoire et ce tableau ont parlé à l’auteur enfant en tant qu’histoire et tableau de ce qui est arrivé pendant les années du nazisme. Henri Lewi se rappelle que lui aussi était à Ashdod, en Israël, « il y a quelques années, au tournant du siècle. Dans la rue j’ai demandé l’heure en hébreu à des passants qui ne parlaient que le russe, ne m’ont pas compris… Le régime soviétique était tombé, la révolution bolchévique annulée, tous ces gens-là avaient pu quitter le pays. Nabokov aurait pu rentrer à Pétersbourg, comme Soljenitsyne, s’il n’avait été mort lui-même depuis longtemps » (p. 163).
Si l’émotion du souvenir est forte mais relativement discrète dans cet essai, la connaissance et l’érudition y sont bien présentes, souvent sous la forme d’un commentaire sur tel ou tel commentaire des œuvres. Du caractère savant de cet essai témoigne la bibliographie à la fin du livre, où l’on trouve même Bourdieu (L’Amour de l’art. Les musées d’art européens et leur public, Minuit, Paris 1966).
Henri Lewi convoque en quelque sorte plusieurs commentateurs (dont l’écrivain François Cheng, auteur d’un Pèlerinage au Louvre) autour d’une œuvre de Rembrandt, « Bethsabée au bain tenant la lettre de David ». C’est l’un de ses tableaux de prédilection, dont un détail illustre la couverture de sa Visite au musée, et auquel il consacre son chapitre 18. Il s’interroge sur les différentes lectures possibles de ce personnage de femme nue bien en chair, aux yeux baissés, au regard triste. Est-elle simplement une femme « très belle, que ce soit son visage et tout son corps, particulièrement ses cheveux, ses hanches larges, ses seins ronds, ses membres un peu forts, ses longues mains » (p. 189) ? Il arrive qu’un visiteur – par exemple François Cheng – l’identifie à une personne proche, et qu’une visiteuse – par exemple l’historienne d’art Svetlana Alpers – s’identifie à cette femme (p.191). S’agit-il de Bethsabée, future maîtresse du roi David (et future mère du roi Salomon) ? Ou de Hendrickje Stoffels, « servante maîtresse de Rembrandt lui-même, posant devant lui dans le plus simple appareil » (p. 190) ? Le regard, selon les points de vue, peut ainsi faire exister plusieurs tableaux en un seul (p. 196).
On trouve aussi dans la bibliographie l’Histoire naturelle (livre XXXV) de Pline L’Ancien. « A travers le livre XXXV de l’Histoire naturelle, écrit Henri Lewi, la Renaissance redécouvre toutes les inventions de la peinture grecque, scrupuleusement répertoriées par Pline : le rendu des expressions du visage, la vérité anatomique des articulations, celle du mouvement, la transparence des vêtements sur le corps, l’opposition des ombres et des lumières ; même la perspective, la touche visible, le clair-obscur. Il y a, bien sûr, un émerveillement de la ressemblance en peinture ; mais ce n’est là, pour Pline déjà, qu’un premier degré de la peinture, une performance commune… Pline l’Ancien appréciait autant et davantage ce qui parle à l’esprit qu’à la vue… Intellegitur plus quam pingitur… » Par ailleurs, « un trop grand souci de la précision est souvent nuisible, dit Apelle lui-même, il faut savoir lever la main et finir (c’est-à-dire : ne pas finir) » (p. 96-97).
Une citation de Pline l’Ancien nous amène à réfléchir, non seulement à ce que l’on voit sur les tableaux d’un musée, mais aussi à leur matérialité (leur caractère portatif, par exemple), et à la matérialité du musée lui-même comme lieu accessible à tous. « Il est remarquable, écrit Henri Lewi, que Pline l’Ancien… blâme les riches Romains d’avoir chez eux des fresques qu’ils seront seuls à voir ; le tableau, dit-il, tabula, est plus juste, il circule et réjouit tout le monde, au moins virtuellement ; il y a dans l’essence de la peinture de n’appartenir à personne, une liberté ; … un mystère aussi, une capacité infinie de métamorphose, d’un regardeur à l’autre, d’une époque à l’autre » (p. 43. Voir aussi p. 22).
L’auteur consacre quelques réflexions aux questions « matérielles » abordées dans le texte qui vient d’être cité. Par exemple, il signale (p. 28) que la reproduction des œuvres fait disparaître la dimension très inégale des tableaux, certains très grands, d’autres petits. « Comment peut-on parler de reproduction pour la photo d’un très grand tableau ? D’une façon générale, il y a peu de rapport entre un tableau du Louvre et les images qu’on en fait. On confond tableau et image : l’image n’est qu’une partie minime du tableau. Mais peut-être la reproduction a-t-elle une utilité propédeutique… ».
Autre remarque (p. 33), concernant cette fois la configuration des lieux et leur accessibilité difficile :
« Combien de fois me suis-je perdu dans le Louvre ! Plus souvent, me semble-t-il, depuis qu’on a réduit le nombre des issues à une seule, comme fut jadis le labyrinthe pour Thésée et ses amis ; il aurait cherché, lui aussi, des ascenseurs évanescents, grimpé des escaliers épuisants, trouvé fermées des ailes entières, pour travaux ou autres raisons, mystérieuses… »
Ces notations contribuent à rendre « la visite au musée » plus réelle, plus physique, et à donner tout son sens au titre de cet essai savant et sensible.
Dominique Thiébaut Lemaire
Merci pour ce billet ;
Par pur hasard, j’ai eu ce livre entre les mains. La couverture, son titre et la quatrième de couverture m’ont interpellé dans mon rapport personnel au Musée du Louvre. Votre billet me conduit vers la lecture prochaine de ce livre.