Le commissaire de cette exposition (Pinacothèque de Paris, 12 février-21 juin 2015), Alfred Weidinger, est le conservateur du Musée du Belvédère de Vienne d’où provient la majorité des 180 œuvres exposées. Parce qu’il se veut historique, le parcours en est chronologique : c’est la naissance, puis l’épanouissement de la Sécession.
Ce mouvement est fondé en 1897 par Gustav Klimt et deux architectes, Josef Maria Olbrich et Josef Hoffmann, auxquels se rallient rapidement d’autres artistes qui veulent en finir avec les règles strictes de l’académisme. Ils suivent en cela les traces de la Sécession allemande, née à Munich quelques années auparavant. Sur la porte d’entrée du Pavillon, construit la même année par Olbrich, avec sa coupole faite de feuilles de laurier en bronze doré, figure la devise :
« Der Zeit, ihre Kunst
« Der Kunst, ihre Freiheit »
A chaque époque son art,
A chaque art, sa liberté.
Le mouvement revendique un art total qui s’exprime aussi bien par l’artisanat que par l’art au sens strict. Les objets utiles doivent aussi être beaux. Il faut mettre l’esthétique à la portée de chacun. Et c’est ainsi que sont présentés des meubles, jusqu’au bureau et au siège de la Poste (Otto Wagner), des bijoux (Josef Hoffmann), des céramiques, (Powolny), émanant de cette magnifique floraison qui s’épanouit dans un empire décadent. C’est aussi l’époque où Freud inventait la psychanalyse, où Mahler, musicien génial, dirigeait l’Opéra de Vienne, capitale intellectuelle de l’Europe avec Paris.
Dans le domaine de la peinture, l’Impressionnisme, venu de France, signe un point de passage à la modernité. L’exposition présente des peintres autrichiens de bonne qualité dont certains ont étudié à Paris. Et, bien sûr, Egon Schiele, le principal disciple de Klimt, et Kokoschka qui fut son élève avant de se tourner vers une écriture expressionniste. Sans oublier Carl Moll, qui anticipe Klimt et Schiele par de beaux paysages. De Heinrich Kühn, de belles photographies pictorialistes (le Musée d’Orsay lui a consacré en 2010 une exposition qui venait de l’Albertina de Vienne).
Klimt est le pivot central de l’exposition. La Judith 1, fascinante et terrible, dont l’image en affiche fait accourir les foules, des portraits de femmes, chacun traité de manière différente selon le modèle (on se souvient du mot de Klimt qui dit que pour lui les femmes, plus que femmes, sont des « apparitions »), des paysages, quelques dessins (trop peu).
L’événement de l’exposition, c’est que nous voyons pour la première fois en France, ce qu’on appelle « la frise Beethoven ». En 1902, alors que Klimt est président de la Sécession, le thème choisi pour l’exposition est la neuvième Symphonie de Beethoven. Dans la partie supérieure de la salle, Klimt peint sur béton une frise, divisée en 7 panneaux (pour un transport plus facile, l’œuvre étant primitivement destinée à être enlevée), ayant 34 mètres de longueur sur 2 mètres de hauteur. Elle est très controversée par un clan académique dès sa création, subit bien des avatars (vendue à un privé, rachetée par l’état, ensuite revendiquée à nouveau par le privé, enfin, espérons-le, installée définitivement dans la salle du Pavillon en 1986). Ce qui est montré, c’est une copie parfaite, à l’identique. Une maquette permet au visiteur de reconstituer la salle. Au centre se tenait la statue de Max Klinger, figurant un Beethoven conçu comme une divinité de l’Olympe en marbre et matériaux divers ; on en voit une réduction, l’original se trouvant au Musée de Leipzig.
Klimt, lorsqu’il aborde la frise, a l’habitude des grandes décorations. Il a travaillé dans un style classique, à ses débuts, au décor du plafond des escaliers du Théâtre Impérial de Vienne. Puis il a reçu commande pour l’Aula Magna de l’Université. Il s’agissait de rendre allégoriquement Médecine, Philosophie et Jurisprudence. Ces fresques ont été détruites en 1945 ; des dessins préparatoires permettent un peu de les imaginer. Mais leur érotisme et leur décorativisme soulevèrent l’indignation de l’Académie.
La frise Beethoven, essentiellement décorative (influence des Nabis ?) se déroule comme un drame en trois actes : forces du mal, appel de l’humanité souffrante, triomphe de la Joie.
Le personnage central du panneau négatif est un King-Kong avant la lettre, Il est sorti de la mythologie grecque ; c’est Typhée, ou Typhon, monstre ailé autour duquel s’enroulent des serpents. Ses trois filles, les Gorgones, nues et séductrices, sont surmontées de têtes aux yeux caves, Folie, Maladie, Mort. De l’autre côté du volumineux singe se tient un groupe presque symétrique : l’avidité, femme hydropique, au bas du corps drapé dans un merveilleux tissu bleu, et surmontée de l’impudicité lascive et de la volupté, images féminines chères à Klimt.
Dans les espaces intermédiaires sont ménagés des silences et des repos, longues formes flottantes, à peine dessinées, comme en un vague rêve. Mais apparaît un petit personnage blanchâtre qui semble se tordre sur lui- même et dont le commentaire dit qu’il s’agit du « souci qui ronge ».
L’humanité crie merci : un couple, suivi d’un enfant, est à genoux et supplie. Interviennent alors les sauveurs. D’abord la Poésie, reconnaissable à la lyre et au plectre. Puis les Arts. Enfin un guerrier solaire, cuirassé et armé d’une épée. Souvenir de Wagner qui a si bien écrit sur Beethoven et donc Parsifal, l’innocent au cœur pur, porteur de rédemption ? Image de Klimt ou de Beethoven ? Le guerrier est surmonté d’une double allégorie : victoire à la couronne de lauriers et doux visage de la compassion. A nous de réfléchir sur la signification de ces symboles associés ; la frise est aussi porteuse d’un exercice intellectuel.
« Joie, belle étincelle divine »… « Tous les humains deviennent frères ». C’est le dernier mouvement de la Symphonie, l’Hymne à la Joie, tiré de l’Ode à la Joie de Schiller. Un chœur de jeunes filles, dans une verte prairie, chante, les mains comme en offrande, hiératiques. La dernière et forte image est celle d’un couple enlacé, surmonté d’une aura de lignes comme magnétiques.
Le drame n’aurait pas son charme magique sans la beauté du travail pictural. Fluidité du dessin, Sezession styl (avec l’influence de Beardsley, illustrateur génial de la Salomé de Wilde, et celle de Jan Toorop qui avait exposé à Vienne en 1900 et dont Klimt s’inspire, marqué par l’art javanais), harmonie des couleurs, volutes, arabesques, mosaîques avec or, nacre, argent, motifs ornementaux variés et inventifs.
Chaque art a une autonomie de règles. Y a-t-il synesthésie entre Beethoven et Klimt ? Il y a une richesse d’expression, et une montée vers le sublime qui les apparentent.
Annie Birga