Dans l’actualité littéraire, les œuvres de Patrick Modiano (né en 1945) et de Michel Houellebecq (né en 1956 ou 1958 selon les sources) nous donnent deux exemples de relations entre la poésie et le roman.
Le premier de ces auteurs a reçu pour 2014 le prix Nobel de littérature décerné par l’Académie suédoise, l’autre connaît un grand succès à l’étranger comme en France.
PATRICK MODIANO
Notice rédigée par l’Académie suédoise
« Patrick Modiano est né le 30 juillet 1945 à Boulogne-Billancourt dans la banlieue de Paris. Son père est dans les affaires, sa mère actrice. Raymond Queneau, ami de sa mère, lui donne des leçons particulières de géométrie et jouera un rôle décisif dans son développement. Après le baccalauréat, il intègre le Lycée Henri-IV à Paris. Modiano fait des débuts remarqués en 1968 avec le roman La Place de l’étoile.
« L’œuvre de Modiano gravite autour de thèmes comme la mémoire, l’oubli, l’identité et la culpabilité. La ville de Paris, souvent présente dans le texte, peut presque être considérée comme participant à sa création. Il n’est pas rare que ses romans se construisent sur un socle autobiographique ou à partir d’événements qui se sont produits sous l’Occupation allemande. Le matériau pour ses ouvrages, il le puise dans des interviews, des articles de journaux ou dans ses propres notes, réunies au cours des années. Ses livres révèlent un air de famille les uns avec les autres et des personnages resurgissent dans différents récits, le lien qui les réunit étant souvent sa ville et son histoire. Roman à caractère documentaire, Dora Bruder (1997) relate l’histoire, à Paris, d’une jeune fille de 15 ans, future victime de la Shoah. Parmi les ouvrages qui le plus clairement manifestent une intention autobiographique, on notera Un pedigree de 2005.
« Son dernier ouvrage en date est le roman Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier (2014). Modiano a également écrit des livres pour enfants et s’est consacré à l’écriture de scénarios de film. Ainsi, avec le metteur en scène Louis Malle il a cosigné le film Lacombe Lucien (1974), dont l’action se déroule sous l’Occupation allemande de la France. »
Au sujet de cette période, Modiano précise dans son Discours à l’Académie suédoise prononcé le 7 décembre 2014 et édité par Gallimard en février 2015 : « Je suis comme toutes celles et ceux nés en 1945, un enfant de la guerre, et plus précisément, puisque je suis né à Paris, un enfant qui a dû sa naissance au Paris de l’Occupation » (p. 13). Et encore : « des amours précaires naissaient à l’ombre du couvre-feu sans que l’on soit sûr de se retrouver les jours suivants. Et c’est à la suite de ces rencontres souvent sans lendemain, et parfois de ces mauvaises rencontres, que des enfants sont nés plus tard. Voilà pourquoi le Paris de l’Occupation a toujours été pour moi comme une nuit originelle. Sans lui je ne serais jamais né » (p. 15).
Roman et poésie d’après le Discours à l’Académie suédoise
« J’ai toujours pensé, dit Modiano, que l’écriture était proche de la musique mais beaucoup moins pure que celle-ci et j’ai toujours envié les musiciens, qui me semblaient pratiquer un art supérieur au roman – et les poètes, qui sont plus proches des musiciens que les romanciers. J’ai commencé à écrire des poèmes dans mon enfance et c’est sans doute grâce à cela que j’ai mieux compris la réflexion que j’ai lue quelque part : « C’est avec de mauvais poètes que l’on fait des prosateurs. » Et puis, en ce qui concerne la musique, il s’agit souvent pour un romancier d’entraîner toutes les personnes, les paysages, les rues qu’il a pu observer, dans une partition musicale où l’on retrouve les mêmes fragments mélodiques d’un livre à l’autre, mais une partition musicale qui lui semblera imparfaite. Il y aura, chez le romancier, le regret de n’avoir pas été un pur musicien et de n’avoir pas composé les Nocturnes de Chopin.» (p. 12)
Dans ce discours de Stockholm, Modiano cite un poème de l’Irlandais W.B. Yeats (p. 16) ; un poème du Russe Ossip Mandelstam (p. 27) sur Pétersbourg ; un vers de Baudelaire (p. 28) évoquant « les plis sinueux des grandes capitales ». Il se réfère aussi à Thomas de Quincey (p. 25) à propos de Londres où, dit Modiano, « dans la foule d’Oxford Street, il s’était lié avec une jeune fille, l’une de ces rencontres de hasard que l’on fait dans une grande ville. Il avait passé plusieurs jours en sa compagnie, puis il avait dû quitter Londres pour quelque temps. Ils étaient convenus qu’au bout d’une semaine elle l’attendrait tous les soirs au coin de Titchfield Street. Mais ils ne se sont jamais retrouvés. »
Dans le poème d’Ossip Mandelstam, il est question des numéros de téléphone et des adresses anciennes de Pétersbourg, ce qui plaît à Modiano. « C’est ainsi que dans ma jeunesse, confie ce dernier (p. 26-27), pour m’aider à écrire, j’essayais de retrouver de vieux annuaires de Paris, surtout ceux où les noms sont répertoriés par rues avec les numéros des immeubles. J’avais l’impression, page après page, d’avoir sous les yeux une radiographie de la ville, mais d’une ville engloutie, comme l’Atlantide, et de respirer l’odeur du temps. A cause des années qui s’étaient écoulées, les seules traces qu’avaient laissées ces milliers d’inconnus, c’étaient leurs noms, leurs adresses et leurs numéros de téléphone. Quelquefois, un nom disparaissait, d’une année à l’autre. Il y avait quelque chose de vertigineux à feuilleter ces anciens annuaires en pensant que désormais les numéros de téléphone ne répondraient pas… Oui, il me semble que c’est en consultant ces anciens annuaires de Paris que j’ai eu envie d’écrire mes premiers livres. Il suffisait de souligner au crayon le nom d’un inconnu, son adresse et son numéro de téléphone, et d’imaginer quelle avait été sa vie, parmi ces centaines et ces centaines de milliers de noms. »
MICHEL HOUELLEBECQ
Extraits d’un entretien sur la poésie et la littérature en général
A l’occasion de la sortie de son anthologie poétique (132 poèmes) dans la collection « Poésie/Gallimard », avant que ne soit publiée l’intégralité de sa poésie dans la collection « J’ai lu », Michel Houellebecq a eu avec le journaliste Thierry Clermont un entretien éclairant publié le 24 avril 2014 par Le Figaro. fr sous le titre : « Michel Houellebecq : « Je ne compte pas mourir prochainement ». En voici quelques extraits.
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Question : Cet usage quasi systématique de la rime n’aurait-il pas un côté « vieille Parque »?
Réponse : Pour moi, qui dispose d’une certaine sensibilité lyrique, le recours à la rime est sans doute une facilité, d’autant que mes poèmes sont brefs. On a la cadence et la consonance, et le vers est bouclé. Cela m’évite aussi d’avoir à penser : il n’y a pas de poète intelligent. Et pas d’amour intelligent non plus, d’ailleurs… Proust ne disait-il pas : «Chaque jour j’attache moins de prix à l’intelligence»? Ce que j’aime dans la poésie, c’est la place et le rôle du «je», qui peut y devenir perceptif et universel: les pronoms s’équivalent. Alors, le «je» devient tous les autres, et le poète est l’être percevant. L’autre bonheur de la rime, c’est de favoriser les contrastes, les ruptures de ton. Faire rimer «piscine» et «urine»… À propos des rapports entre prose et poésie, je pense que ce que j’ai fait de mieux jusque-là, c’est la troisième partie de La Possibilité d’une île. Et savez-vous pourquoi? J’y fais triompher la poésie ! Et les dernières pages sont émaillées d’alexandrins, ou plutôt d’hémistiches.
Q : Et l’album de Jean-Louis Aubert inspiré des poèmes de Configuration du dernier rivage?
R : C’est troublant et merveilleux d’entendre ses poèmes mis en musique! De pouvoir être entendu par le plus grand nombre et de passer à la radio ! Jean-Louis a raison, la chanson, c’est le seul truc que tu prends dans l’âme. Directement. Et je pense qu’une chanson est capable de réorienter un destin d’homme. Surtout, les morceaux de Jean-Louis m’ont permis de renouer avec l’univers artistique en oubliant l’univers réel. L’écoute des Parages du vide m’a réconcilié avec l’écriture romanesque, tout comme la Messe en si de Bach avait facilité la gestation et la naissance de La Possibilité d’une île. Depuis quelques mois, j’ai du jus ! Mon nouveau roman va bon train et son titre est déjà trouvé. Et quand je trouve le titre, c’est que c’est bon. (Rires)
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Q : Qu’avez-vous lu récemment?
R : Récemment, j’ai découvert les romans de l’écrivain allemand Theodor Fontane, admiré par Thomas Mann. C’est une véritable révélation. J’en ai déjà lu cinq, dont Effi Briest. Dans ces histoires de passion situées dans le Nord, vers Hambourg, il y a beaucoup de romantisme et de fraîcheur, ce qui ne peut que séduire le baudelairien que je suis. Fontane a l’art de développer jusqu’à la fin ce qui est annoncé tragiquement dès le début.
Q : Un dernier mot avant de nous quitter?
R : Je pense de plus en plus à mon enfance. Dans l’Yonne, j’ai vécu une scolarité primaire enchantée, avec ses récitations, ses dessins, ses chansons. C’est le temps où l’on chantait encore « Le Chant des partisans » ! Je regarde cet enfant, émotif, capable d’émerveillement. J’adorais réciter par cœur des poèmes, en public. Des vers de Péguy, du symboliste Albert Samain, Ronsard… C’était « le vert paradis » chanté par Baudelaire. Je me souviens d’Apollinaire (il récite): «Dans vos viviers, dans vos étangs,/Carpes, que vous vivez longtemps!/Est-ce que la mort vous oublie,/Poissons de la mélancolie»… Plus tard, durant ma jeunesse, moi qui ai aujourd’hui le souffle court, j’ai écrit de longs poèmes épiques, influencés par Hugo et Tolkien, des récits de batailles, truffés de noms propres. Je les ai tous conservés précieusement. En général, l’enfance, c’est bien. On m’a toujours dit qu’elle revient, par bribes, par épisodes, au temps de la vieillesse. J’ai donc le temps. Je ne compte pas mourir prochainement.
L’intégrale des poèmes : correspondances avec les romans
Michel Houellebecq a rassemblé en un seul livre de 450 pages (collection J’ai lu, décembre 2014), sous le titre Poésie, ses recueils antérieurs : Rester vivant (1991), Le Sens du combat (1996), La poursuite du bonheur (1997), Renaissance (1999), Configuration du dernier rivage (2013).
La quatrième de couverture de ce livre nous livre quelques correspondances entre ces poèmes et les romans de l’auteur.
« Juxtaposant librement prose, versets et versification classique (sous la forme de l’octosyllabe et de l’alexandrin), la poésie de Michel Houellebecq est, tout autant que son œuvre romanesque, fortement ancrée dans le monde contemporain. Elle lui sert d’ailleurs souvent de matrice. Ainsi, plusieurs poèmes du Sens du combat annoncent des scènes des Particules élémentaires, publié deux ans plus tard. « Si calme, dans son coma… » évoque la mort d’Annabelle, tout comme « La Longue route de Clifden » préfigure les chapitres terminaux. Et si « la vie est rare », le bonheur y demeure cependant, dans Renaissance, tout autant que dans Plateforme, un horizon possible. »
Ajoutons à ces correspondances le fait que des poèmes tirés du roman intitulé La Possibilité d’une île (2005) ont été repris dans Configuration du dernier rivage, dans une partie sous-titrée « Les Parages du vide ». Ainsi, le poème qui se termine par ce quatrain d’hexasyllabes (p. 173 du roman dans la collection « J’ai lu ») :
« Si douce à la caresse,
« Si légère et si fine,
« Entité non divine,
« Animal de tendresse. »
Ou encore (p. 366) celui qui commence par :
« Il n’y a pas d’amour
« (Pas vraiment, pas assez)
« Nous vivons sans secours,
« Nous mourons délaissés. »
Du même roman (p. 398-399) provient le poème de quatre fois quatre octosyllabes qui commence par : « Ma vie, ma vie, ma très ancienne, », et qui finit par : « La possibilité d’une île ».
Ces textes ont été mis en musique et chantés en 2014 par Jean-Louis Aubert (voir plus haut), dans un album très réussi intitulé Les Parages du vide (sous-titre de Configuration du dernier rivage).
S’agissant du dernier poème cité, Carla Bruni l’avait déjà mis en musique dans son album de 2008 Comme si de rien n’était. On peut ainsi comparer les deux chansons, toutes deux fidèles au rythme octosyllabique de l’écrivain : chez Carla Bruni, une voix et une mélodie doucement mélancoliques, avec une émotion très intérieure ; chez Jean-Louis Aubert, un rythme plus fort, avec une belle mise en valeur des rimes ainsi que du dernier vers, comme suspendu à la fin. Vu à travers la musique de ces deux interprètes, Houellebecq apparaît comme un poète dont le romantisme a quelque chose de lyrique, voire d’élégiaque, alors qu’en prose, il prend souvent une tonalité satirique, ironique ou cynique, sur un fond de violence.
A la fin de « Aubert chante Houellebecq. Les parages du vide » sont reproduits les mails échangés entre le chanteur et le romancier poète. Voici ce qu’écrit Jean-Louis Aubert dans l’un de ces mails, daté du 27 juin 2013 :
« Je n’ai pas pu m’échapper de ma première idée de lier « Il n’y a pas d’amour » et « La possibilité d’une île » sur une base assez rythmique… Je sais que ça peut paraître un peu anachronique, mais j’ai plus ressenti dès le départ la certitude jubilatoire et la quête haletante, que la résilience de l’accostage et la suavité du séjour. Bref, plus la possibilité que l’île… Il faut dire que la rythmique de la poésie est très réussie (comme ailleurs) et entraînante : ma vie, ma vie, ma première, ma première, il a fallu, il a fallu… Pour la langueur, la version de Carla que j’ai écoutée depuis est très belle (et m’a fait bien douter). »
Quant à la place de la poésie dans le dernier roman publié de Houellebecq, Soumission (janvier 2015), voir dans Libres Feuillets l’article du 5 février 2015 intitulé : « Soumission, de Michel Houellebecq : roman, poésie, politique ».
Dominique Thiébaut Lemaire