Soumission, de Michel Houellebecq : roman, poésie, politique. Par Dominique Thiébaut Lemaire

Michel Houellebecq poursuit dans Soumission (Flammarion, 2015, 320 pages) une réflexion romanesque sur le désenchantement de la France en particulier et du monde occidental en général. Il raconte comment, en 2022, au terme du second mandat de François Hollande, la Fraternité musulmane et son leader, Mohammed Ben Abbes, polytechnicien et énarque, accèdent au pouvoir à la faveur de l’élection présidentielle. Le nouveau président, s’affichant comme modéré, soucieux de présenter l’islam sous la forme d’un humanisme réunificateur, est parvenu à gagner le soutien des partis traditionnels, droite classique, centre et parti socialiste, unis pour contrer la progression de l’extrême droite.
C’est dans ce contexte de politique-fiction que Michel Houellebecq nous entraîne à la suite du narrateur, universitaire quadragénaire, spécialiste du romancier Huysmans (1848-1907) et des écrivains décadents de la fin du XIXe siècle, narrateur indisposé par son époque – ses élites politiques et intellectuelles, ses idéaux progressistes et ses réflexes bien-pensants, ses mœurs mercantiles – qu’il exècre sans grande colère, dans une satire un peu répétitive, mais souvent amusante, provocatrice, ironique ou cynique.
Ce narrateur au corps souffrant – « migraines, maladies de peau, maux de dents, hémorroïdes »   – n’a d’intimité fraternelle qu’avec l’auteur d’ En route et d’intimité amoureuse qu’avec la sensuelle Myriam, aux caresses beaucoup plus satisfaisantes que celles des étudiantes qu’il lui arrive de contacter via le site YouPorn.
La suite du roman voit le nouveau pouvoir politique s’installer en douceur, et le pays faire preuve d’une acceptation tacite en retrouvant même « un optimisme qu’ (il) n’avait pas connu depuis la fin des Trente Glorieuses ». De leur côté, Myriam et sa famille juive quittent la France pour Tel-Aviv – mais « il n’y a pas d’Israël pour moi », songe le narrateur, plus seul que jamais.
Le roman glisse vers une interrogation sur la place du sentiment religieux dans la modernité occidentale, sur le nihilisme et la mort de Dieu. Le narrateur échoue à réussir un processus de conversion qui pourrait reproduire, à plus de cent ans de distance, celle qui a mené Huysmans, misanthrope et solitaire, du dandysme décadent jusqu’au catholicisme. Il n’éprouve plus rien du lien noué pendant des siècles entre la civilisation européenne et « ce quelque chose de mystérieux, de sacerdotal » que portait en lui le christianisme. Alors, c’est vers l’islam qu’il va se tourner, par pragmatisme, voire opportunisme, en profitant des avantages de la nouvelle université islamique : salaire triplé, épouses offertes par l’institution…

Il est intéressant de voir de quelle manière Houellebecq, qui n’est pas seulement romancier mais aussi poète, fait jouer un rôle à la poésie dans cette histoire, où il est question en particulier de Rimbaud, de Péguy et de Leconte de Lisle (né comme  Houellebecq à La Réunion).

Au début du roman, le narrateur nous parle notamment de son collègue Steve, spécialiste de Rimbaud.
« Je n’aimais pas le thé à la menthe, ni la grande mosquée de Paris, je n’aimais pas non plus tellement Steve, je l’accompagnais pourtant. Il m’était reconnaissant je pense d’accepter, car il n’était pas très respecté de ses collègues en général, de fait on pouvait se demander comment il avait accédé au statut de maître de conférences alors qu’il n’avait rien publié, dans aucune revue importante ni même de second plan, et qu’il n’était l’auteur que d’une vague thèse sur Rimbaud, sujet bidon par excellence, comme me l’avait expliqué Marie-Françoise Tanneur, l’une de mes autres collègues, elle-même une spécialiste reconnue de Balzac, des milliers de thèses ont été écrites sur Rimbaud, dans toutes les universités de France, des pays francophones et même au-delà, Rimbaud est probablement le sujet de thèse le plus rabâché au monde, à l’exception peut-être de Flaubert, alors il suffit d’aller chercher deux ou trois thèses anciennes, soutenues dans des universités de province, et de les interpoler vaguement, personne n’a les moyens matériels de vérifier, personne n’a les moyens ni même l’envie de se plonger dans les centaines de milliers de pages inlassablement tartinées sur le voyant… «  (p. 28-29).

Au milieu du roman, de grandes manœuvres vont porter les islamistes au pouvoir. « Mardi 31 mai. L’information éclata en effet, peu après quatorze heures: l’UMP, l’UDI et le PS s’étaient entendus pour conclure un accord de gouvernement, un « front républicain élargi », et se ralliaient au candidat de la Fraternité musulmane » (p. 150) – dont le modèle en matière de politique internationale est l’Empire romain !
Dans leur résidence de Martel dans le sud-ouest, les Tanneur ont invité le narrateur. Le mari de Marie-Françoise, Alain Tanneur, ancien élève de Normale sup, et qui travaillait jusqu’alors à la DGSI, s’est mis à réciter du Péguy :
« Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle ,
« Mais pourvu que ce fût dans une juste guerre,
« Heureux ceux qui sont morts pour quatre coins de terre ,
« Heureux ceux qui sont morts d’une mort solennelle. »
Pour le narrateur, « c’était surprenant et émouvant de voir ce vieil homme propret, soigné, cultivé et ironique, se mettre à déclamer des poèmes :
« Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles,
« Couchés dessus le sol à la face de Dieu.
« Heureux ceux qui sont morts sur un dernier haut lieu,
« Parmi tout l’appareil des grandes funérailles. »
« Il secoua la tête avec résignation, avec tristesse presque. « Vous voyez, dès la deuxième strophe, pour donner suffisamment d’ampleur à son poème, il doit évoquer Dieu. A elle seule l’idée de la patrie ne suffit pas, elle doit être reliée à quelque chose de plus fort, à une mystique d’un ordre supérieur ». Et pour renforcer cette idée, Houellebecq fait encore réciter à son personnage deux autres strophes de Péguy.
« A mon avis, ajoute Alain Tanneur, personne n’a ressenti l’âme du Moyen âge chrétien avec autant de force que Péguy – aussi républicain, laïc, dreyfusard qu’il ait pu être. Et ce qu’il a ressenti également, c’est que la véritable divinité du Moyen âge, le cœur vivant de sa dévotion, ce n’est pas le Père, ce n’est pas même Jésus-Christ ; c’est la Vierge Marie. Et ça aussi, vous le ressentirez à Rocamadour… » (p. 162).
Un peu plus loin dans le texte, trois autres strophes de l’Eve de Péguy sont citées, récitées lors d’une lecture publique à Rocamadour, dans la chapelle Notre-Dame. Le narrateur a assisté à cette lecture: « Je me demandais ce que pouvaient bien comprendre à Péguy, à son âme patriotique et violente, ces jeunes catholiques humanitaires » (p. 168-169). Cela dit, Péguy semble, aux yeux du narrateur et probablement aussi aux yeux de l’auteur lui-même, avoir le défaut de révérer une divinité féminine.

Après l’élection de Mohammed Ben Abbes comme président de la République, dont la priorité est l’éducation, l’université Paris III devient l’université islamique de Paris-Sorbonne.
« Extérieurement, il n’y avait rien de nouveau à la fac, hormis une étoile et un croissant de métal doré, qui avaient été rajoutés à côté de la grande inscription : « Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 » qui barrait l’entrée ; mais à l’intérieur des bâtiments administratifs, les transformations étaient plus visibles. Dans l’antichambre, on était accueilli par une photographie de pèlerins effectuant leur circumambulation autour de la Kaaba, et les bureaux étaient décorés d’affiches représentant des versets du Coran calligraphiés ; les secrétaires avaient changé, je n’en reconnaissais pas une seule, et toutes étaient voilées » (p. 179).
Quant à Steve, « comme je m’y attendais, il avait accepté un poste dans la nouvelle université ; il était chargé d’un cours sur Rimbaud. Il était manifestement gêné de m’en parler, et ajouta sans que je lui aie demandé que les nouvelles autorités n’intervenaient en rien dans le contenu de l’enseignement. Enfin bien sûr la conversion finale de Rimbaud à l’islam était présentée comme une certitude, alors qu’elle était au minimum controversée ; mais sur l’essentiel, sur l’analyse des poèmes, aucune intervention, vraiment. Comme je l’écoutais sans manifester d’indignation, il se détendit peu à peu, et finit par me proposer de prendre un café » (p. 180).
Par la suite, le narrateur est reçu par Robert Rediger, nouvelle éminence de l’enseignement supérieur, qui va le réintégrer dans l’université. Robert Rediger habite près des arènes de Lutèce une maison particulière qui a été celle de Jean Paulhan, et où Dominique Aury a écrit Histoire d’O.  « C’est un livre fascinant, vous ne trouvez pas ? » demande Rediger. Le narrateur est du même avis. Certes, « Histoire d’O en principe avait tout pour me déplaire : les fantasmes exposés me dégoûtaient, et l’ensemble était d’un kitsch ostentatoire – l’appartement de l’île Saint-Louis, l’hôtel particulier du faubourg Saint-Germain, sir Stephen, enfin tout ça était complètement à chier. Il n’empêche que le livre était traversé d’une passion, d’un souffle qui emportait tout. » Commentaire de l’interlocuteur du narrateur : « C’est la soumission, dit doucement Rediger. L’idée renversante et simple, jamais exprimée auparavant avec cette force, que le sommet du bonheur humain réside dans le soumission la plus absolue » (p. 260). Et Rediger de préciser qu’il s’agit pour lui de la soumission de la femme à l’homme, mais aussi de la soumission de l’homme à Dieu.

A la fin du roman, le narrateur est invité aux cérémonies accompagnant l’entrée en fonction de Jean-François Loiseleur en tant que professeur de l’université.
« Je me souvenais parfaitement de Loiseleur, c’était lui qui m’avait introduit au Journal des dix-neuvièmistes, bien des années auparavant. Il était entré dans la carrière universitaire après une thèse originale consacrée aux derniers poèmes de Leconte de Lisle. Considéré avec Heredia comme le chef de file des Parnassiens, Leconte de Lisle était en général à ce titre méprisé, considéré comme un « honnête artisan sans génie », pour parler comme les auteurs d’anthologie. Il avait pourtant, sous l’effet d’une sorte de crise mystico-cosmologique, écrit dans ses vieux jours certains poèmes étranges, qui ne ressemblaient pas du tout à ce qu’il avait écrit auparavant, ni à ce qu’on écrivait à son époque, qui ne ressemblaient à vrai dire à peu près à rien du tout, et dont on pouvait dire à première vue qu’ils étaient complètement barrés. Loiseleur avait eu le premier mérite de les exhumer, et le second de parvenir à les inscrire dans une filiation littéraire réelle – il convenait plutôt selon lui de les rapprocher de certains phénomènes intellectuels contemporains du Parnasse vieillissant, tels que la théosophie et le mouvement spirite. Il avait ainsi acquis dans ce domaine où il n’avait aucun concurrent, une certaine notoriété… » (p. 285).
« Immédiatement après avoir été servi de mes mezzes, poursuit le narrateur, je me retrouvai nez à nez avec Loiseleur. Il avait changé : sans être absolument présentable, son aspect extérieur était en net progrès. Ses cheveux, toujours longs et sales, étaient presque peignés ; la veste et le pantalon de son costume étaient à peu près de la même teinte, et ne s’ornaient d’aucune tache de graisse, ni d’aucune brûlure de cigarette ; on pouvait sentir, j’en avais du moins l’impression, qu’une main féminine avait commencé à agir.
« Eh oui, me confirma-t-il sans que je lui aie rien demandé, j’ai sauté le pas… »
« Vous vous êtes marié, vous voulez dire ? », j’avais besoin d’une confirmation….
« Marié ? Avec une femme ? » Je devais m’imaginer qu’il était vierge, à l’âge de soixante ans ; et après tout c’était possible. « Oui oui, une femme, ils m’ont trouvé ça », confirma-t-il  en hochant la tête avec vigueur. « Une étudiante de deuxième année. » (p. 288).

Une chronologie tragique a voulu que Soumission paraisse à la date même de l’assaut terroriste (perpétré au nom de l’islamisme) qui a massacré la rédaction du journal satirique Charlie Hebdo. Il se trouve aussi que le journal venait d’afficher en couverture à cette date (7 janvier 2015) une caricature représentant Michel Houellebecq. A Cologne où il accepté de s’exprimer sur son livre, le 19 janvier 2015, dans un festival de littérature (Literaturfest), l’écrivain – apprécié par l’économiste Bernard Maris, l’une des victimes du massacre – a tenu des propos que nous rapporte Frédéric Lemaître, journaliste au Monde, dans le numéro de ce journal daté du 21 janvier. L’écrivain a d’abord déclaré qu’en ce qui concerne la réaction du pays à ces assassinats, il n’a pas vu dans les « immenses manifestations en France pour Charlie Hebdo un désir d’unité nationale mais des Français massivement attachés à la liberté d’expression ». Autre mise au point : « Soumission n’est pas un roman islamophobe mais on a parfaitement le droit d’écrire un roman islamophobe si on le veut ». D’ailleurs, il a « parfois eu cette envie, ça aurait simplifié le message mais il ne faut pas se laisser influencer d’un côté ou de l’autre ». Il a révélé que « pour la première fois » de sa vie il a « failli écrire un happy end ». François, le personnage qui se convertit à l’islam pour poursuivre sa carrière universitaire, aurait alors rejoint la femme qu’il aimait, partie en Israël au moment de l’accession à l’Elysée d’un président musulman. Question : ce roman ne fait-il pas le jeu du Front national ? « Je m’en fous. Et de toute façon je n’ai jamais vu personne changer d’opinion de vote après avoir lu un roman ». On ne saura pas s’il approuve ou non la soumission à l’islam telle qu’il la décrit : « Bof. Le personnage principal n’en sait rien. Ce relativisme généralisé entraîne aussi l’auteur. Je n’en sais rien. » En revanche, la théorie identitaire selon laquelle « la biologie l’emporte sur l’idéologie est quand même tentante. C’est la sous-population qui a le plus d’enfants qui transmet ses valeurs », dit-il avant d’ajouter : « à condition d’avoir le contrôle de l’éducation. C’est pourquoi c’est un enjeu-clé du livre. » Il décrit l’histoire politique française depuis quarante ans comme « une tentative générale de tous les partis politiques, des médias et des pouvoirs culturels pour freiner l’ascension du Front national et l’échec de cette tentative. » Pour lui, « on peut avoir un pays de plus en plus à droite qui continue à élire un président de gauche. C’est un piège… En 2017, si François Hollande est réélu, alors que la France est encore plus à droite, ça peut tourner très mal ».

Ce qui est notable dans les déclarations de Houellebecq à Cologne, c’est l’ambiguïté, qui est aussi celle du livre. Approuve-t-il la soumission qu’il décrit ? Bof, il n’en sait rien. Il parle d’un « relativisme généralisé » qui entraînerait le personnage principal mais aussi l’auteur. Ce n’est que partiellement vrai pour le personnage principal, dans la mesure où celui-ci fait un choix en proposant de lui-même de se convertir à l’islam (peut-être pour profiter de l’argent saoudien et de la polygamie).
En ce qui concerne les quatre millions de personnes ayant manifesté partout en France contre les assassinats qui ont provoqué la mort de 17 personnes les 7-9 janvier 2015 (notamment la mort des caricaturistes de Charlie Hebdo et de plusieurs Juifs dans un magasin casher), ces manifestations d’une ampleur jamais atteinte contredisent de manière frappante la thèse soutenue dans Soumission, à savoir la mollesse d’une France qui serait prête à s’abandonner à une aventure islamiste.
Les millions de manifestants, selon Houellebecq, auraient été motivés moins par un désir d’unité nationale que par un attachement à la liberté d’expression. Ce distinguo minimise la portée de l’ événement. Car c’est la réalité d’un peuple insoumis qui s’est révélée, réalité totalement ignorée par le roman. Les femmes appartiennent à part entière à ce peuple, alors que la fiction de Soumission est fondée sur la passivité et  la marginalisation sans résistance de la moitié féminine de la population (dont l’éviction du marché du travail paraît être présentée comme bénéfique, alors qu’elle aurait très probablement l’effet économique opposé). Quant au désir d’unité nationale, c’est une expression qui a quelque chose de dérisoire car elle relève de la même catégorie que, par exemple,  les querelles politiciennes dont elle se voudrait le contraire tout en faisant allusion à la même chose.
En réalité, ce que ces manifestations massives ont manifesté, ce n’est pas un attachement à la liberté d’expression, c’est l’amour de la liberté, et ce n’est pas le désir d’une unité à venir, c’est la force, au présent, des valeurs communes.

 

 

 

Dominique Thiébaut Lemaire

Une réflexion au sujet de « Soumission, de Michel Houellebecq : roman, poésie, politique. Par Dominique Thiébaut Lemaire »

  1. Article remarquable, qui entre dans le roman pour en déceler progression, structure et enjeux, dans la psychologie des personnages (parfois rudimentaire), qui en fait ressortir l’habileté, mais en souligne aussi les faiblesses quant au terreau de « soumission » que serait devenu le sol français. La lecture de ce roman divertit, mais crée aussi un malaise, me semble-t-il : à force de balancer entre soi-disant réalisme et fiction, l’auteur inscrit son récit dans une atmosphère flottante qui n’aide pas à en faire une œuvre inoubliable.