L’Allemagne, la France, l’euro: excédents et déficits (II). Par D.T. Lemaire

L’Allemagne et la France dans la zone euro

  • Les deux crises: déficits publics et déficits des balances commerciales

Parmi les causes de la crise des déficits publics dans la zone euro, on évoque souvent les déséquilibres anciens et mauvaises pratiques qui ont sapé la confiance des prêteurs (dont l’exemple le plus frappant a été le maquillage des comptes grecs). On parle plus rarement de la diminution de la fiscalité, notamment sur les hauts revenus et les grandes entreprises, ou du sauvetage des systèmes bancaires par les États, qui a dégradé les comptes de ces derniers.

Ce sauvetage a eu lieu à la suite de l’éclatement de bulles immobilières notamment en Espagne et en Irlande, et à la suite de la crise américaine des crédits subprime et autres « actifs toxiques », qui ont compromis les bilans de nombreuses banques européennes en ayant fait l’acquisition. En outre, aujourd’hui, l’aide aux pays en crise de la zone euro aggrave les déficits publics de pays tels que l’Allemagne et la France.

Cependant, pour les économistes, l’euro souffre à présent davantage d’une crise des balances commerciales que d’une crise des budgets et de la dette publique. La zone euro dans son ensemble a des comptes extérieurs à peu près équilibrés. Le problème serait donc d’abord interne à cette zone, entre l’excédent de la balance courante de l’Allemagne et le déficit courant des pays du sud. Tant que ces déséquilibres extérieurs persistent, la restructuration des dettes n’est pas une solution durable, puisque les pays du sud doivent continuer à s’endetter pour financer leur déficit courant.

On peut distinguer deux cas parmi les pays en déficit extérieur. Le premier cas est celui des pays où la réduction du déficit public va suffire à faire disparaître le déficit extérieur. Il est connu dans l’histoire des Etats-Unis sous le nom de « déficits jumeaux » (extérieur et budgétaire). On peut espérer que la France est dans ce cas malgré l’affaiblissement de son industrie, secteur exportateur par excellence. Le second cas est celui des pays où, même si le déficit budgétaire disparaissait, il subsisterait un important déficit extérieur. Pour Patrick Artus et Laurence Boone (note 1), c’est la situation dans laquelle se trouveraient l’Espagne, la Grèce, le Portugal, dont le déficit extérieur ne serait plus finançable par les investisseurs privés qui hésitent fortement à leur accorder des prêts. Les solutions pourraient être alors celles qui sont évoquées plus loin sous le titre « quelles solutions ? ».

  • L’importance de l’industrie en tant que secteur exportateur

La production industrielle allemande représente aujourd’hui environ 17 % du PIB et 21 % des emplois, selon les données d’Eurostat. En France, on débat depuis longtemps de la relative faiblesse de l’industrie par rapport à l’Allemagne. La production industrielle n’y représente plus aujourd’hui qu’environ 10% du PIB et 11 % des emplois, malgré de belles réussites dans l’automobile ou l’aéronautique par exemple.

L’industrie étant le secteur exportateur par excellence, on est tenté de conclure que le déséquilibre actuel des balances courantes dans la zone euro vient de ce que l’Allemagne (excédentaire) est plus industrielle que les autres pays, en particulier ceux du sud (déficitaires). Mais cette appréciation doit être nuancée.

D’une part, les « pays du sud » ne sont pas aussi désindustrialisés qu’on le dit : l’Italie est la deuxième puissance industrielle européenne après l’Allemagne, et l’emploi manufacturier continue à y représenter comme en Allemagne environ 20 % de l’emploi total. D’autre part, les services peuvent être fortement exportateurs également: ainsi, ce que les touristes du nord dépensent dans les pays du sud de la zone euro équivaut à des exportations de services par ces derniers.

Par ailleurs, si l’industrie allemande est statistiquement plus forte que la française, c’est parce qu’elle l’est effectivement, mais aussi pour les raisons suivantes :

– En Allemagne plus qu’en France, l’internationalisation de l’économie a pris la forme d’une segmentation des processus de production, les produits étant assemblés à partir de composants fabriqués ailleurs et intégrés dans les ré-exportations finales. La France, quant à elle, a délocalisé davantage des unités entières de production. Ce second type de stratégie, par laquelle l’entreprise réalise une part croissante de son activité via des filiales étrangères, augmente les revenus des investissements à l’étranger mais diminue le montant des exportations industrielles du pays.

– L’industrie paraît plus ou moins forte, selon que les entreprises industrielles conservent en leur sein les « services aux entreprises », ou externalisent vers des entreprises de services -par sous-traitance ou filialisation- ces tâches qu’elles réalisaient elles-mêmes précédemment : entretien et nettoyage, sécurité, gestion de personnel, communication, facturation, et recouvrement, informatique, location ou leasing automobile… Cette externalisation, qui peut se développer dans le cadre national, et qui a provoqué en France un vif essor des services aux entreprises dont les effectifs ont été multipliés par 4 en quarante ans pour atteindre 4 millions de salariés avant la crise de 2008, aurait enlevé à l’industrie française environ 400 000 emplois entre 1980 et 2007 (note 2).

– La hausse de la productivité, très forte en France, agit de deux façons : elle réduit le personnel nécessaire et élève le niveau de vie, donc la demande de services. Elle aurait «coûté » 567 000 emplois industriels environ entre 1980 et 2007 (note 2).

  • Morale et efficacité

Les pays du nord de la zone euro, notamment l’Allemagne, leurs opinions et même leurs économistes, ont tendance à poser les problèmes de la zone euro en termes de moralité.
Pour eux, il s’agit notamment d’empêcher « l’aléa moral » (expression dans laquelle on peut noter l’ambiguïté de l’adjectif « moral », signifiant: « qui concerne les moeurs, les comportements », mais aussi: « qui concerne l’éthique »). L’aléa moral désigne la prise de risques aventureux de la part d’acteurs économiques (y compris les Etats), prise de risques d’autant plus importante que ces acteurs seront persuadés de pouvoir bénéficier d’une assistance financière en cas de difficulté.

Dans le même ordre d’idées, ces pays ont exprimé les opinions suivantes : l’indiscipline budgétaire des pays du sud serait l’une des origines de la crise ; la faible durée du travail serait une des sources importantes des problèmes économiques rencontrés au sud.

Mais, pour de nombreux économistes (note 3), ces idées sont erronées. En ce qui concerne les déficits publics, tous les pays de la zone euro sauf la Grèce se situaient en 2007 au-dessous de la limite de 3 % fixée par le traité de Maastricht pour le ratio dette publique/PIB. l’Irlande et l’Espagne n’étaient pas en déficit budgétaire. La conformité à la règle n’empêche donc pas une dégradation très rapide et très forte.

En ce qui concerne la durée du travail, l’économiste Patrick Artus a rappelé (dans Flash Economie de Natixis, n° 401, 30 mai 2011) que les Allemands travaillent beaucoup moins longtemps (sur l’année et durant leur vie) et ne travaillent pas plus intensément que les salariés en Italie, Espagne, Portugal et Grèce. La performance économique supérieure de l’Allemagne s’expliquerait surtout par l’effort d’innovation et par un taux d’épargne plus élevé.

Les pays du nord de la zone euro font de l’excédent commercial une vertu. Mais il s’agit d’une opinion erronée, il suffit pour s’en convaincre de la confronter aux principes de la morale tels que les a définis la philosophie allemande. Rappelons à ce sujet la formule kantienne bien connue (dans Fondements de la métaphysique des mœurs) : « je dois toujours me conduire de telle sorte que je puisse aussi vouloir que ma maxime devienne une loi universelle. » Or, il est évident que la politique d’un pays qui cherche à maximiser ses excédents dans ses relations avec les autres ne peut en aucun cas devenir une loi universelle, car, dans un espace intégré tel que celui dont nous parlons, les excédents des uns sont nécessairement les déficits des autres.

En outre, les excédents commerciaux se révèlent économiquement inefficaces, dégageant une épargne illusoire, dans la mesure où :

– Ils ont été investis ou placés dans des actifs perdant beaucoup de leur valeur, comme c’est actuellement le cas, notamment lorsqu’ils sont recyclés dans les pays mêmes où ces excédents creusent des déficits ;

– Ils fragilisent l’économie des pays déficitaires, et compromettent finalement les débouchés des pays excédentaires.

Keynes soutenait avec raison qu’il convient d’agir non seulement sur les pays en déficit courant, mais aussi sur ceux qui sont en excédent courant, en instaurant un contrôle des déséquilibres dans les deux sens.

  • Quelles solutions?

Pour la plupart des économistes, la compression de la demande intérieure dans les pays en déficit extérieur n’est pas une solution. La rigueur ou l’austérité en période de crise, quel que soit le nom qu’on lui donne, peut avoir des effets sociaux et politiques désastreux comme on le voit déjà en Espagne, en Grèce, en Irlande, au Portugal…. Actuellement, en Espagne, 23 % de la population active est au chômage. L’austérité contrarie le désendettement des États concernés parce qu’elle réduit les recettes publiques et donc les capacités de remboursement, et parce que les marchés financiers deviennent réticents à accorder des crédits à des pays où l’économie se contracte. De ce fait, les taux d’intérêt qui leur sont appliqués augmentent, rendant leur endettement de plus en plus coûteux.

Si les pays les plus endettés étaient ainsi contraints à sortir de l’euro, il s’en suivrait une forte appréciation d’un nouvel euro qui deviendrait la monnaie d’une « zone mark », et l’avantage compétitif d’une décennie de déflation salariale allemande partirait en fumée. L’Allemagne pourrait alors s’enfoncer à son tour dans la récession. La sortie de l’euro et la dévaluation d’un pays du sud de la zone ferait subir aux créanciers des pertes considérables en capital.

D’après les marchés financiers, la principale solution pour la zone euro, au moins dans un premier temps, consiste à faire de la Banque Centrale européenne (BCE) le prêteur en dernier ressort de la zone, comme les autres grandes banques centrales qui peuvent sans limite acheter les titres d’Etat de leur pays. Mais la BCE et l’Allemagne (toujours inquiète des risques d’inflation) considèrent que les traités interdisent cette possibilité de financer directement les dettes publiques des Etats par la création monétaire traditionnellement dénommée « planche à billets ».

On a donc imaginé un système dans lequel l’action de la BCE passerait par les banques. Celles-ci ont pu pour la première fois le 21 décembre 2011 emprunter des liquidités à 3 ans auprès de la BCE au taux de 1 % sans limite de montant, avec peu de restrictions sur les garanties exigées. Elles se sont ruées à ce « guichet » et emprunté 489 milliards d’euros. Mais on ne sait pas encore si elles vont utiliser cet argent seulement pour couvrir leurs propres besoins, ou aussi pour acheter ou racheter des titres d’Etat. Cette dernière éventualité, consistant à interposer les banques entre la BCE et les Etats, fait actuellement débat (note 4).

Comme la crise des échanges extérieurs est due en partie à un manque d’investissement productif dans les pays déficitaires, certains évoquent une sorte de « plan Marshall » dans lequel les prêteurs publics (pays du nord de l’euro, EFSE, FMI, BCE…) accepteraient de financer les déficits extérieurs des pays déficitaires pendant plusieurs années, le temps que ces pays développent leurs secteurs exportateurs…

On évoque aussi, de manière utopique pour l’instant, un mécanisme de rééquilibrage des balances courantes. La zone euro se caractérise aujourd’hui par l’asymétrie dénoncée par Keynes dans les années 1940, qui rendait l’ajustement « obligatoire pour les débiteurs et volontaire pour les créditeurs ». Les pays excédentaires étant aussi responsables des déséquilibres internationaux que les pays déficitaires, Keynes préconisait que des contraintes s’exercent également sur eux. Il a proposé une « chambre de compensation internationale » (International Clearing Union, ICU) avec un volet de financement des soldes déficitaires des échanges extérieurs, et dont la grande innovation consistait à mettre à contribution les pays excédentaires. L’ICU aurait appliqué aux pays excédentaires un système de taxation progressive, afin de les détourner d’une stratégie unilatérale et de les inciter à une relance rééquilibrant leur solde et réduisant par là même les déficits de leurs partenaires.

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Une remarque pour finir, en ce qui concerne le niveau de l’euro : on semble avoir oublié que ce niveau avait été fixé à l’origine dans l’idée qu’un dollar s’échange contre un euro, ou au plus 1,1 dollar contre un euro. Or, depuis 2003, l’euro a été constamment beaucoup plus cher. Certes, cette situation a rendu moins coûteuses les importations libellées en dollars, notamment les importations pétrolières, mais elle a eu des conséquences négatives sur les exportations des pays de la zone euro, même si on nous dit que la crise actuelle des échanges est un problème interne à cette zone (dans la mesure où la balance globale de celle-ci est à peu près équilibrée).

Airbus s’est suffisamment fait entendre à ce sujet, en répétant que la surévaluation de l’euro par rapport au dollar est nuisible à ses exportations. Il est vraisemblable que la balance courante française, par exemple, se porterait mieux si les intentions initiales relatives au niveau de l’euro s’étaient réalisées. Certes, l’euro semble être en train de baisser (1,30 dollar pour 1 euro à la fin de 2011, au lieu de 1,5 dollar pour un euro en 2008), mais il n’est pas satisfaisant que cette baisse se produise de manière passive dans un contexte de crise.

Dominique Thiébaut Lemaire

Note 1
Patrick Artus, directeur de la recherche et des études de Natixis : Flash Economie, passim ; et : « Comment éviter l’éclatement de l’euro ? », avec Laurence Boone, directrice de la recherche économique de Bank of America Merrill Lynch, article paru dans Les Echos du 8 décembre 2011.

Note 2
Lilas Demmou: « Le recul de l’emploi industriel en France entre 1980 et 2007 », dans Economie et Statistique, n° 438-440, juin 2011

Note 3
André Grjebine, directeur de recherche à Sciences Po-CERI : « Et si la priorité était de rééquilibrer les échanges intra-européens? », point de vue dans le journal Le Monde (lemonde.fr, 1er décembre 2011)

Jean Pisani-Ferry, directeur de Bruegel, centre de recherches et de débats sur les politiques économiques en Europe: « Le syndrome du réverbère », article publié dans Le Monde Economie, mardi 13 décembre 2011 ; auteur de : Le réveil des démons : la crise de la zone euro et comment nous en sortir, Fayard, 2011

Jacques Sapir : La démondialisation, Le Seuil, Paris, 2011.

Note 4
Augustin Landier, professeur de finance à la Toulouse School of Economics, et David Thesmar, professeur à HEC, article publié dans Les Echos du 21 décembre 2011

Une réflexion au sujet de « L’Allemagne, la France, l’euro: excédents et déficits (II). Par D.T. Lemaire »

  1. Heureux de retrouver ici ce que j’écrivais, le 22 juillet dernier, dans une réaction à un article sur F Hollande, paru dans le Monde (version web) :

    « L’industrieuse Allemagne » réalise 3/4 de son excédent commercial en UE. Considérer cela comme un succès, (ou un gage de vertu), est le signe d’une réflexion bien courte: pour que les uns, (sans H), aient un excédent en UE, il faut bien que d’autres, (des PIGS, par ex…), soient déficitaires.
    La monnaie unique sans solidarité entre ceux qui l’utilisent, (et ne peuvent dévaluer pour limiter leur déficit extérieur), est à la fois absurde & injuste.

    Se réjouir que la doxa ordo-libérale domine l’UE, aussi.