Le centenaire de la première guerre mondiale est à nouveau l’occasion de la publication de nombreux documents contemporains des événements. C’est le cas de ces « Carnets de guerre » rédigés tout au long du conflit et au-delà par un employé de la fonderie de canons de Bourges (Cher). Ce document prend rang parmi les témoignages de l’ « arrière » qui, dans l’histoire de la connaissance du conflit, ont longtemps été considérés comme devant passer au second plan, après les écrits des combattants eux-mêmes. Néanmoins, et bien qu’il ne soit pas complet, ce texte se révèle passionnant. Le résumé qui suit (présenté en deux livraisons dans Libres Feuillets) s’efforce d’en présenter les aspects les plus caractéristiques, la mise en ligne du document lui-même étant en cours.
Dans les citations, l’orthographe des carnets, avec ses inexactitudes, a été respectée.
CARNETS DE GUERRE ?
Depuis Jean Norton Cru, c’est-à-dire dès 1929 [1], la thématique des « carnets de guerre » a particulièrement retenu l’attention des historiens du premier conflit mondial, ces documents étant considérés, sous certaines conditions (caractère direct, spontanéité, situation du témoin…), comme des informations précieuses, voire capitales, sur cette période.
C’est bien ce titre, écrit de la main de l’auteur, qui orne la couverture du premier carnet de François Lanoizelez. Découverts fortuitement dans les années 1970, les 463 pages des trois carnets forment probablement une série incomplète, qui couvre les périodes janvier à mai 1915 et, presque sans interruption, août 1917 à octobre 1919. Notre point d’interrogation ne renvoie bien évidemment pas à leur date d’achèvement – octobre 1919, c’est à la fois la date de signature du traité de paix avec l’Allemagne, qui parachève, côté français, la Victoire, et celle d’un événement familial douloureux, lié directement à la guerre – mais à cette problématique.
Âgé de cinquante-deux ans au début du conflit, François Lanoizelez n’est ni un combattant ni l’habitant d’une des régions touchées directement par les opérations de guerre. En revanche, il est directement affecté par le conflit parce que deux de ses fils sont – ont été ou seront – des combattants, d’une part et, d’autre part, parce qu’en sa qualité d’employé civil de la Fonderie de Bourges, l’un des plus importants établissements de fabrications militaires de cette période, il est de ce point de vue lui aussi un acteur du conflit, certes modeste mais au cœur même du dispositif des fabrications de guerre, en contact avec les ingénieurs militaires et officiers supérieurs responsables de la mise au point et de la fabrication des armements.
Ainsi suit-il avec une attention passionnée les événements du front, reproduisant et commentant les communiqués et les informations recueillies dans la presse quotidienne. Son journal constitue également une chronique de la vie quotidienne de la ville pendant cette période, avec de nombreuses notations sur les difficultés économiques comme sur le climat social, puisque des tensions assez vives se manifestent à partir de la fin 1917 dans ce lieu de concentration ouvrière.
Son témoignage qui, selon toute probabilité, est écrit au jour le jour sans jamais être retouché, révèle enfin une psychologie qui le rend attachant. La souffrance de ce père, qui a de solides raisons d’être angoissé, comme nombre de ses contemporains, sous-tend la rédaction de tout le document.
Au-delà de la querelle sur les mots, et bien qu’il ne s’agisse pas de carnets de combattant, la guerre est bien le sujet et le cœur même des carnets. Mais la situation de l’auteur au moment de leur rédaction donne à son témoignage un relief particulier puisqu’il exprime le point de vue de « l’arrière », champ moins exploré qu’investissent à présent les historiens du conflit.
LA GUERRE, ENJEU FAMILIAL
Dès la première page du journal (1er janvier 1915), mention est faite du fils aîné[2], Alphonse, disparu dans les toutes premières semaines de la guerre dans les combats du Donon. Le lecteur contemporain, évidemment mieux renseigné sur le caractère meurtrier des premiers combats, ne peut qu’être sceptique quant aux chances de survie des premiers « disparus ». Mais, un trimestre après les événements, il est encore permis aux parents d’espérer qu’il a été fait prisonnier et que les circonstances seules empêchent de recevoir des informations rassurantes.
Tout au long du journal, nous retrouvons des allusions à celui qui sera toujours qualifié de « disparu ». L’auteur s’informe auprès d’autres soldats revenus de ce secteur, scrute leurs témoignages sans jamais recueillir aucune information précise, aucun détail susceptible, sinon d’apporter un espoir, du moins d’orienter les recherches. Il écrit aux autorités militaires, au ministre de la guerre[3] et il est membre de l’Union des familles de disparus[4].
Dès le début de la guerre, des offensives avaient été menées en direction de l’Alsace ; la troisième, déclenchée le 19 août, échoua et s’acheva par un repli des Français vers le Grand-Couronné près de Nancy. C’est au cours de celle-ci que de violents combats eurent lieu au Donon le 21[5] ; Alphonse faisait partie du 21e régiment de chasseurs à pieds. Dans ces premières semaines de combat, nos troupes sont surprises par l’intensité du feu d’artillerie allemand, alors que les attaques françaises ont lieu sans préparation d’artillerie. C’est sans doute quelques jours après que la famille d’Alphonse aura été informée de sa disparition et de cette date fatidique, mentionnée plusieurs fois au long des carnets.
François Lanoizelez a l’occasion de rencontrer deux autres soldats qui se sont battus dans le secteur : Grosbois et Aufort, l’un et l’autre blessés au combat. Pour des raisons peut-être mentionnées dans des carnets disparus, il se méfie de Grosbois : Nous ne savons pas au juste ce qu’il pense, il n’est pas franc, il cache son jeu… c’est à se demander si ce qu’il nous a dit au sujet de notre fils est réellement vrai; j’avais bien remarqué, moi, qu’il s’était coupé plusieurs fois lorsqu’il nous a conté son histoire[6], que croire maintenant ? Quant à Aufort, du 21e bataillon, 6e compagnie, comme Alphonse, il a été blessé le 20 et ne saurait dire s’il a connu celui-ci, mais il l’avait sûrement vu … [les soldats] passaient devant lui [Aufort] qui était installé sur une petite table, et prenait leurs noms et autres renseignements. Il relève des contradictions entre son récit et celui de Grosbois (y-a-t-il eu des bombardements le 20 août ?). Blessé, Aufort est resté 3 jours sur le champ de bataille sans être relevé, par moments, il perdait connaissance et par moments aussi, il revenait à lui, il entendait siffler les balles autour de ses oreilles[7]. Fait prisonnier, il est resté deux ans en Allemagne avant d’être transféré en Suisse et n’a pu donner de ses nouvelles que fin 1914. Mais quand Lanoizelez écrit cela, la guerre est terminée depuis deux mois, et il ne se fait plus guère d’illusions…
Le souvenir du fils disparu est étroitement lié à celui de sa fiancée, Camille. Sa présence est plus douloureuse qu’autre chose, parce qu’elle est un constant rappel de cette disparition, bien sûr, mais aussi parce que la jeune femme semble peu à peu s’éloigner de la famille, prendre ses distances ; elle fait preuve d’une coquetterie jugée malséante, espace ses visites, se rend à Paris, fréquenterait quelqu’un d’autre… Cet éloignement progressif mesure la perte des illusions, le père et la mère d’Alphonse ne peuvent s’empêcher d’en vouloir à cette jeune femme, à son infidélité à la parole donnée en décembre 1913, quand François Lanoizelez était allé, pour son fils, faire la traditionnelle visite de fiançailles.
Son mariage est annoncé en septembre 1919 : cette fois-ci, c’est bien fini, l’évidence accable le couple. Adieu, pauvre fille ! écrit François Lanoizelez, mais il s’agit bien sûr de l’adieu à son propre fils[8].
Charles, le second fils, est mobilisé à la mi-janvier 1918 ; il est dirigé vers la région de Saint-Dizier. Les conditions de son départ – à peine incorporé, marche à pieds sac au dos pour gagner Mehun-sur-Yèvre (18 kilomètres), trajet interminable en train pour rejoindre son unité – motivent vraisemblablement la lettre qu’écrit son père, sous couvert du directeur de la Fonderie, au président du conseil lui-même sur les conditions déplorables dont on traite nos enfants[9].
Comme Charles souffre d’une jambe, il est rapidement déclaré inapte pour l’infanterie et est versé dans l’artillerie lourde, dans les tracteurs (216e d’artillerie de campagne). En mai à l’Échelon (Meuse), puis à Tahure (Marne), il part vers le front et sera en Picardie fin juillet. Il reçoit la croix de guerre fin octobre, est alors au 39e R.A.C.. C’est le soir du 10 novembre que, permissionnaire, il revient à l’improviste à Bourges, chez ses parents. Il sera démobilisé fin août 1919.
LA GUERRE, ENJEU PROFESSIONNEL
C’est en 1860 qu’en raison de la position stratégique de Bourges, ville éloignée des frontières, est prise la décision d’y implanter les Établissements militaires, avec une fonderie de canons et une fabrique d’explosifs. Cette vocation est confirmée après la défaite de 1870 ; au début du XXe siècle, on parle de « l’ABS » (Atelier de construction de Bourges). Vers 1870, venant de Metz, est implantée l’École de Pyrotechnie (la « Pyro »).
Pendant la première guerre, le personnel augmente notablement dans les fabriques de canons et d’obus de Bourges : d’un peu plus de 4.000 en 1914, il s’élève à 25.000 (dont 5.200 femmes) à la fin du conflit[10]. « À l’ABS, on édifie à la hâte des ateliers d’usinage, des quais et même une usine d’alimentation en eau ; les surfaces occupées sont multipliées par trois (par cinq à la Pyrotechnie). L’électricité est fournie par l’usine de Mazières.
Pendant la guerre, les canons sortent à grande cadence ; on travaille vingt-quatre heures sur vingt-quatre, souvent les jours de fête et le dimanche matin. Il sort de Bourges chaque jour 40 canons de 75 – il en sera produit au total plus de 3.000 exemplaires. La fonderie produit aussi le 65mm de montagne, le 155 de Rimailho, le 155 GPF du colonel Filloux, le 240 TR et le 370. Après la guerre sera entreprise la fabrication du 220 du colonel Tournier[11].
Le canon de 75 revient souvent dans les carnets. Le 7 février 1915 a lieu « la journée du 75 »[12] ; on vend de petits drapeaux dans les rues, les journaux – comme Excelsior – lui consacrent de nombreux articles.
Entré à la Fonderie en 1882, âgé de 21 ans, comme ouvrier, François Lanoizelez y a fait son service militaire (5 ans) puis a été embauché comme ouvrier dessinateur début 1888[13] ; il a depuis gravi des échelons. Au moment de la guerre, il est chef du bureau de dessin, qui établit et duplique les plans des matériels.
Il semble être un employé consciencieux, bien noté, ponctuel (il note comme un événement d’être arrivé avec un quart d’heure de retard à son travail…) ; il reçoit en février 1915 la médaille d’honneur de la Fonderie. Cela ne l’empêche pas de ressentir de l’amertume à l’égard de certains collègues : il aurait dû progresser plus vite…
Ses fonctions lui ont donné l’occasion d’être en rapports avec les « pères » du 75. Ainsi, après avoir acheté Excelsior, note-t-il : en [couverture] photos de Ste Claire Deville, Rimailho, Deport, les 3 créateurs de notre admirable 75, moi qui connais la question à fond, c’est Ste Claire-Deville, mon ancien capitaine, aujourd’hui général, qui est le véritable inventeur et [de même que] pour la mise au point[14]. Lors d’une visite de Sainte-Claire Deville, il est tout heureux de saluer le général, qui prend de ses nouvelles[15].
Celui-ci est également mentionné[16] lors de la mise au point d’un « minenwerfer »: Le Commandant Filloux a apporté ce matin un bleu de minenwerfer (autrement dit un mortier qui doit lancer des mines) que lui aurait remis la veille le Général Ste Claire Deville venu à la Fonderie … [et qui] doit lancer des obus explosifs de 155, munis d’une fusée spéciale, avec mise de feu par étoupille.
Au mois de février[17], nouvelle allusion : Les lance-bombes et bombes … ne donnent sans doute pas encore tous les résultats désirables car ces officiers sont revenus [de Montluçon] à l’Etablissement et étudient un autre système plus fort. Puis en mars[18] : On poursuit l’étude du lance-mines du général Ste Claire Deville, c’est le Ct Filloux qui s’en occupe. Restait la question d’arriver à la faire tomber sur la fusée. Des essais sont fait par un Lt de chasseurs… envoyé paraît-il par Ste Claire Deville.
L’emploi des armes chimiques nouvelles le concerne particu-lièrement. Le 24 avril 1915, comme le reste de la population, il apprend l’usage, pour la première fois, de gaz asphyxiants par les Allemands (au Nord d’Ypres, en fait le 22). Il note dès le 27 : Nous allons peut être nous occuper de leur rendre la pareille, aussi dès ce matin, les officiers qui sont sous les ordres du Général Dumézil ont chargé Mr Gandron de mettre au net un croquis d’une bouteille en verre, j’ai supposé que c’était pour contenir un liquide asphixiant (sic), car à ma connaissance il n’existe encore aucun récipient en verre dans les projectiles et munitions. Avant que ce soit entré dans le domaine de l’application, il faudra bien attendre 1 mois ½ à deux mois, nous ne serons pas loin du mois de Juillet lorsque nous serons prêts à nous en servir; d’ici là les Boches auront le temps de nous empoisonner le ¼ de notre armée. Prend-il ses désirs pour des réalités ? D’un ordre de l’état-major à la fabrication en série et à l’usage opérationnel, un plus long délai sera en tout cas nécessaire : l’armée française ne disposera d’une arme équivalente que dans les premiers mois de 1916.
Début 1915[19], il souligne l’intense activité qui règne aux Établissements militaires : Les travaux marchent avec une intensité à la Fonderie, nous entreprenons de tout à la fois. Canons de 75, de 120, de 155 venant des armées à retaper. Transformations de toutes sortes d’anciens caissons de 90, de caissons modèle 58. Harnachement de tous genres. Confections d’obus de 75, de 65, de 80, 90, 95 etc. etc. Hier il nous est arrivé une commande de 500 canons de 75. Nous avons toujours aussi des affût-trépied pour mitrailleuse de Puteaux, nous recevons tous les jours une grande quantité de voiturettes, porte-mitrailleuse et porte-munitions, il nous arrive des mitrailleuses Hotchkiss, on est bien heureux de les trouver aujourd’hui. La construction des mortiers de 370 se poursuit toujours…
À l’inverse, au printemps de 1918, il constate[20] un ralentissement de l’activité, à part les canons. Son supérieur lui a montré une dépêche ministérielle prescrivant d’arrêter toutes études et tous travaux concernant les matériels de 75 à grand champ de tir, étudiés par l’A.B.S. . Donc, les canons aussi…
Enfin, dix jours après l’armistice, il remarque[21] qu’il paraîtrait que l’effectif de la Fonderie a déjà diminué de près de 2000,… à partir du Lundi 25, le travail de nuit sera supprimé… le travail baisse considérablement au Bureau des Etudes, il ne se fait pas grand chose…et, début décembre : il y a toujours beaucoup de départs à l’A.B.S., de femmes principalement.
(à suivre)
ILLUSTRATIONS DU TEXTE
– couverture du premier carnet
– vue panoramique du boulevard de Strasbourg et des Etablissements militaires (carte postale, vers 1910)
– la fonderie de canons (entrée, carte postale, vers 1910)
[2] Ou plutôt fils aîné survivant, car François Lanoizelez et Lucie Bonnet avaient eu avant lui Raymond, né en 1889 et décédé de la scarlatine en 1897 ; le journal contient plusieurs allusions à ce premier fils aîné, souvenir douloureux ravivé par la disparition d’Alphonse ou, à l’occasion, par les ennuis de santé du cadet, prénommé lui aussi Raymond (voir tableau généalogique).
[3] En janvier 1915 (la réponse, reçue le 21, figure au dos de sa lettre, qui lui est retournée selon l’usage ; ce document ne nous est pas parvenu).
[5] Dans ses « notes de la guerre 14-18 » Jules Valentin, employé des postes dans le secteur, à Allarmont, écrit : « 21 août : grande bataille au Donon ; on entend la fusillade dans l’après-midi, les troupes commencent à évacuer le Donon » (site internet repéré en 2006, disparu depuis).
[8] Un jugement du 23 juillet 1920 confirme cette disparition (mort pour la France au Mont Donon, voir fichier internet Morts pour la France). Au cimetière Saint-Lazare, François Lanoizelez acquit en novembre 1920 une concession et fit réaliser un cénotaphe ; une plaque séparée, toujours visible, rappelle le destin d’Alphonse Eugène (31e à droite de l’entrée, le long de la rue Cuvier). Par la suite, sans que leur nom soit inscrit, Lucie (en 1941), François (1944), une belle-sœur et un beau-frère y furent inhumés.
[9] Le Général m’a dit que Clémenceau recevrait ma lettre sûrement, qu’il l’enverrait sous pli confidentiel et secret. (2e carnet, 29 et 30 janvier 1918) ; Clemenceau cumule les fonctions de ministre de la guerre et de président du conseil; le directeur étant placé sous l’autorité directe du ministre, on peut espérer qu’il s’agit plus que d’un propos de circonstance.
[10] Chiffre incluant les Établissement militaires et les usines ayant une activité dans ce secteur, comme l’usine de Mazières (voir ouvrages cités en bibliographie). Selon C. Maillet, « tous les arsenaux nationaux participèrent à la construction de ce canon. Mais le tube et l’assemblage final étaient réalisés à l’atelier de construction de Bourges… Il en aurait été construit plus de 25.000 ».
Bonjour.
Je suis très intéressée par ces carnets. Peut-on entrer en contact avec vous par l’intermédiaire d’une adresse mail ? Florence Descamps
à votre disposition si je peux vous être utile
Bonjour.
Je suis très intéressée par ce récit des Carnets de François Lanoizelez. Celui-ci étant l’oncle de ma grand-mère paternelle. Pensez-vous les publier ?