GUSTAVE DORE (1832-1883): l’imaginaire au pouvoir
Jusqu’au 11 mai 2014 au Musée d’Orsay
Avec l’exposition consacrée à Gustave Doré, le Musée d’Orsay, sous la direction éclairée de Guy Cogeval, poursuit sa mise en valeur de l’histoire de l’art au XIXe siècle et nous invite à redécouvrir un très grand artiste français qu’on aurait tort de réduire au statut d’illustrateur doué, vaguement aperçu dans une enfance plus ou moins lointaine. Ce que l’exposition montre et démontre, c’est bien ce qu’elle promet : « l’imaginaire au pouvoir ».
L’artiste prolifique – plus de 10.000 illustrations à son actif pour 220 livres – exécutait lavis, gouaches, dessins à la plume et à la pierre noire, destinés à la gravure sur bois. Dans ce XIXe siècle où progressait l’imprimerie à bon marché, les livres ne paraissaient pas forcément dans des éditions de luxe, ce qui explique en partie la popularité de Doré. Son plus grand succès d’édition a été la Bible. Et, à travers ses illustrations, des générations enfantines ont découvert les Contes de Perrault ou les Fables de La Fontaine. Son génie protéiforme passe du comique au tragique et à l’épique. Le comique : Rabelais et le Balzac des Contes drolatiques. Le tragique : Shakespeare, interrompu par une mort prématurée et comme c’est dommage, son « Macbeth » est si réussi. L’épique, où excelle son romantisme noir : Le Tasse, Milton, Dante. Jamais de littérature complaisante ou banale. Il va aussi chercher ses auteurs dans la littérature poétique anglo-saxonne : Coleridge, Edgard Poë, Tennyson qui est son contemporain. C’est un merveilleux passeur de littérature. Car son dessin est comme une musique qui accompagnerait les mots et intensifierait leur pouvoir onirique. L’exposition est d’une très grande richesse : elle comporte de très belles et très variées illustrations.
Il excelle dans la caricature ; à 16 ans il signe un contrat avec le Journal pour rire. On a pu voir en lui un précurseur des bandes dessinées. L’un des visuels permettant de tourner les pages des albums présente celui de 1870, dans lequel Doré croque, à la Daumier, les députés versaillais et les Communards, sans esprit de parti et sans pitié.
Il fut ami de Nerval et de Théophile Gautier. Du premier, il évoque le suicide dans une lithographie « Rue de la Vieille Lanterne » (1855). Avec Gautier, il fera un voyage en Espagne, allant y chercher « le parfum local » avant d’illustrer Cervantès. Ses dessins les plus évocateurs appartiennent au registre du merveilleux : architectures et paysages fantastiques, ombres et lumières, ressouvenances de Rembrandt, de Victor Hugo. Mais ils peuvent être inspirés par la réalité. Ainsi le livre « London : a pilgrimage » (1872), écrit par un journaliste anglais, est accompagné de gravures d’observation sociale, bas-fonds de cette Londres victorienne, mendiants et pauvresses dignes de l’Opéra de Quatre Sous, docks, ponts, maisons de jeux, images à la fois réelles et fantastiques qui, jusqu’à notre époque , ont inspiré les cinéastes .
En 1870, Gustave Doré s’est engagé dans la Garde Nationale. La guerre bombarde, laisse des champs de ruines. L’Alsace est annexée à l’Allemagne. Doré, l’Alsacien, écrit qu’il ne reviendra plus jamais à Strasbourg. Il peint dans l’année 71 trois tableaux sombres et gris : « L’aigle noir de Prusse », « l’Enigme », « La Défense de Paris » d’une grande force dramatique.
Car Doré est peintre, pas seulement illustrateur. Critiqué par ses confrères, ignoré du public. C’est sa grande amertume. Il expose ses tableaux à Londres dans une Doré Gallery fondée en 1868. Ils furent, après sa mort, cachés, perdus, retrouvés en 1947, dispersés dans des musées. La France en possède quelques-uns. L’exposition les montre et c’est très bien. Dès l’entrée, un Doré intime et pathétique avec « Famille de Saltimbanques. L’enfant blessé » qui a pu inspirer Picasso. Un certain nombre de tableaux religieux, dont l’immense « Christ quittant le prétoire », et des toiles au format plus petit, plus proches de notre sensibilité. Un beau « Dante et Virgile dans le neuvième cercle de l’enfer » », où l’atmosphère est verdâtre et funèbre. Et puis, alors que Manet (son exact contemporain) et les Impressionnistes s’engagent sur des voies nouvelles, Doré continue à peindre des paysages purs, qui sont inspirés par ses ascensions dans les montagnes des Vosges, des Pyrénées et de Suisse ou par sa découverte des lacs écossais. Sa sensibilité demeure celle d’un romantique aux visions lyriques et contemplatives. Ses séjours en Angleterre le conduisirent à pratiquer l’aquarelle, genre dans lequel il excella bientôt, aquarelles très finies, plus proches des tableaux que des esquisses.
Sur le tard, Doré, inlassable et curieux, décida de se mettre à la sculpture en autodidacte. Il progressa vite. Sa manière est plutôt originale et empreinte de baroquisme. On n’est pas étonné de lire que c’est Jean Cocteau qui finit par acquérir le « Roger et Angélique » (encore le Tasse), très récit de chevalerie. Et cependant on discerne, comme dans sa peinture, des aspects personnels autobiographiques, des statues au sujet patriotique. On retient surtout des œuvres symboliques qui traduisent sa mélancolie profonde : « La Parque et l’Amour », « La gloire étouffant le génie ».
L’exposition est accompagnée de spectacles de marionnettes pour les enfants et, pour les grands, de films et de concerts comme Orsay sait les offrir. La saison Doré est une belle saison, une usines à rêves.