Après une exposition rétrospective, couvrant près de cinquante ans de création, qui a eu lieu en 2007 à la Villa Tamaris (La Seyne-sur-Mer), le peintre et graveur Sergio Birga a exposé dans la même région à la fin de 2011 de nouvelles œuvres sous le titre « Portraits de villes » à la Maison du Cygne, centre d’art de Six-Fours.
Sergio Birga a peint au cours des années Dresde, Florence, Jérusalem, Londres (le métro), Nice, Oslo, Paris, Prague, Rome, Stockholm, Venise…
Le tableau de 2011 choisi comme « emblème » de cette exposition représente une rue de Rome (via del Cardello: la rue du chardonneret) au bout de laquelle on aperçoit le Colisée et un personnage rapetissé par la distance, qui n’est autre que le peintre lui-même, en uniforme bleu, au temps de son service militaire dans l’aviation :
En commentaire de ce tableau et des autres œuvres exposées (dont l’une montre la maîtrise du peintre dans l’autoportrait), on évoquera ici plus particulièrement un aspect important de l’artiste, dont l’œuvre pose la question des dimensions de la peinture.
Comment faire apparaître -ou même créer- de l’espace à partir de la surface du tableau? Telle a été l’une des questions majeures résolues par les peintres italiens de la Renaissance, dans la lignée desquels se place Sergio Birga qui signe souvent « pictor florentinus ».
A la troisième dimension qui est celle de la perspective, Sergio Birga ajoute deux dimensions supplémentaires : celle du temps, et celle d’un au-delà de l’espace et du temps.
Les trois dimensions de l’espace
La perspective linéaire, découverte empiriquement à l’époque de la Renaissance, notamment à Florence, a été mathématisée sous la forme d’une belle géométrie dite « projective » où les parallèles se rejoignent, développée par Desargues et Pascal au 17ème siècle, puis par Monge et Poncelet.
Elle n’exclut pas une autre perspective, aérienne ou atmosphérique, qui consiste à marquer la profondeur de plans successifs par le dégradé des couleurs allant du proche plus sombre au lointain plus clair ; par la différence de netteté entre le premier plan et les suivants ; par la diminution des contrastes avec l’éloignement.
La perspective est généralement associée à la figuration, bien qu’il s’agisse d’un usage de la géométrie et des couleurs qui, en tant que tel, peut être non figuratif.
A la fin du 19ème siècle, les peintres ont voulu s’en détacher.
Certains, comme Picasso, ont essayé de donner l’impression du volume en fusionnant sur la toile des représentations d’un même sujet sous des angles différents.
Les « Fauves » et leurs continuateurs ont fait primer la couleur sur la représentation de l’espace. Ils ont eu une grande influence sur les Expressionnistes allemands (voir l’article d’Annie Birga sur l’expressionnisme).
Les Expressionnistes ont eux-mêmes fortement influencé Sergio Birga dans sa jeunesse.
Celui-ci a écrit à D.T. Lemaire: « Pratiquant l’expressionnisme, j’ai abandonné la perspective aérienne (lointains plus clairs) mais non la linéaire, je l’ai plutôt dilatée (comme Munch) ». Cette dilatation donne un effet analogue au grand angle de la photographie.
Sergio Birga est ensuite revenu à des conceptions plus classiques. Il considère comme un aspect majeur de sa peinture la recherche de la perspective, qu’il utilise sans rigidité, en l’animant d’un léger « mouvement qui déplace les lignes ».
Outre la représentation de la troisième dimension à partir de leur surface, ses tableaux affirment leur présence matérielle d’objets dans l’espace: grands formats, épaisseur du cadre et de la toile, de la pâte et du vernis, technique du glacis en plusieurs couches, donnant de la profondeur non seulement à l’image, mais à la matière de l’image…
La dimension du temps
Les œuvres de Sergio Birga sont remarquables aussi par leur dimension temporelle.
Dans nombre de cas, c’est la représentation de ruines et de monuments anciens qui permet cet effet, avec parfois des reconstructions qui remontent le temps, comme dans un tableau de 2011 la réédification, achevée en 2005, de la Frauenkirche de Dresde détruite à la fin de la seconde guerre mondiale.
Même quand les architectures ne sont pas celles de monuments anciens, elles montrent l’écaille, la lézarde, l’ébréchure, la cassure, qui témoignent d’une déshérence intime, sans parler de l’état d’abandon illustré par les plantes qui poussent sur les murs.
La dimension temporelle ne s’affirme pas moins dans les représentations des bâtiments de l’ère industrielle, relativement récents mais déjà voués à la démolition : pavillons Baltard des Halles, usines Renault de Billancourt, immeubles du Paris populaire… Ce genre de tableaux est né de l’indignation du peintre s’insurgeant contre le vandalisme moderniste. Il semble prendre aujourd’hui un sens plus large comme protestation contre les ravages de l’histoire et du temps.
Dans une réminiscence rendant plus sensible encore le passage des années, le peintre reprend parfois un sujet déjà traité, en y introduisant des changements dans l’espace qui sont des signes de changements dans le temps. Ainsi, il a dessiné en 1962 la via del Cardello, en se représentant en militaire au premier plan, et il a traité à nouveau ce sujet dans un tableau des années 1980. C’est la même rue qu’il a revisitée dans son tableau de 2011 (reproduit plus haut), où lui-même, en uniforme bleu d’aviateur, s’est éloigné dans le passé vers le fond du tableau.
La dimension de l’au-delà pictural
Sergio Birga s’inscrit dans les quatre dimensions de l’espace et du temps, plus une cinquième que l’on a pu appeler métaphysique et que lui-même qualifie de « réalisme magique » en reprenant une appellation utilisée depuis longtemps pour qualifier l’une des postérités de l’expressionnisme (voir la rubrique ainsi dénommée sur son site internet). Il y englobe le concept que Freud a dénommé « Das Unheimliche », traduit en français par « l’inquiétante étrangeté », qui désigne l’évocation décalée, inhabituelle, d’éléments familiers provoquant un sentiment d’inquiétude.
Quel que soit le nom qu’on lui donne, il existe bien une dimension de l’au-delà pictural dans cette peinture aux aspects robustes mais mystérieux.
Les tableaux, quand ils ne sont humanisés que par des statues ou par de rares personnages, donnent une impression d’absence, en même temps que de silence, renvoyant à un ailleurs où pourraient se trouver les vivants.
Ils ouvrent des accès que le regard du spectateur doit emprunter pour atteindre l’autre côté de ces passages de frontière que sont les fenêtres, les portes, les ruelles, les arches, les ponts, les gares, les ports et les embarcadères… Les cirques, thème récurrent, sont un lieu de jonction entre ici et ailleurs.
Image de l’Italie populaire, les linges qui flottent aux fenêtres de paysages urbains déserts ressemblent en même temps aux mouchoirs que naguère on avait coutume d’agiter dans les scènes de départ.
Les ciels de Sergio Birga suggèrent un « outre-ciel». Ils forment eux aussi des passages, vers la lumière, des ouvertures vers la transfiguration, des trouées parfois rassurantes, parfois inquiétantes. Après avoir fait exploser les couleurs dans sa période expressionniste, le peintre en a gardé une grande vivacité chromatique, comme le montrent ses verts, bleus, rouges, ocres, mais il est devenu également l’auteur de magnifiques nocturnes, et dans ses tableaux diurnes un maître du gris, que ce soit au sol au niveau des pavés ou au ciel au-dessus des toits (par exemple quand il peint les toits de Paris vus de son atelier), au point que lorsqu’on se trouve face à un ciel naturel d’un gris intense, on se dit: « c’est un Birga ».
Sans doute faut-il intégrer à l’au-delà pictural la religion à laquelle le peintre est revenu après ses années expressionnistes et contestataires, et à laquelle il consacre aujourd’hui une part de son activité artistique.
Sa peinture, en même temps qu’elle avance dans cette voie qui, pas plus que ses cheminements antérieurs, n’est la voie de la facilité, paraît marquée par le développement de la lumière blanche, qui crée de très beaux effets quand elle enveloppe de son halo les personnages des Evangiles, ou même quand elle se contente, dans des scènes non religieuses, d’être la lueur de la neige.
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Le poème qui suit (sonnet XLI d’Aérogrammes : voir l’article de Libres Feuillets consacré à D.T. Lemaire) évoque la force de cette peinture sans concession, et quelques-uns des aspects dont il vient d’être question, en particulier les dimensions du temps et de l’au-delà pictural :
Sergio Birga ton ciel est volute violente
Jetant sur des torsions de sculptures en lutte
Contre leur propre force un tourment qui éclate
Si sombre que son encre a des lueurs violettes
Mais il peut être aussi vélum bleu vif étale
Sans plissé de nuées ni vaporeuse tulle
Trop vif pour tolérer des douceurs volatiles
Au-dessus de murs lourds que le temps démantèle
Dans l’ambiance d’absence où court une infra-plainte
Où la solidité des pierres se délite
La lézarde éternelle en silence complote
Ecaille du crépi fissure d’archivolte
Ebréchure c’est là que se concentre occulte
La seule durée vraie qui vaille qu’on l’exalte
Dominique Thiébaut Lemaire
Merci pour votre commentaire.
Pourriez-vous préciser en quoi l’inspiration de Sergio Birga se fonde sur « une féconde ignorance » ?
Libres Feuillets
Il n’est que de déplier cette assertion de Birga: « Je ne suis pas formaliste ».
Bravo pour cet article intéressant :finesse et précision s’y conjuguent.
Dans le tableau de Birga que je possède, Palais et Jardin Vrtba, à Prague, on voit derrière le porche de premier plan deux cours successives, et au dessus du petit mur du fond une tache claire. La statue, due à Matyas Braun, sculpteur du XVIIème siècle, d’ Atlas portant la terre sur ses épaules évoque amplement la dimension temporelle dont parle l’article. Enfin, les pavés du premier plan sont frères de ceux de la Via del Cardello, et de plus ils ont le mystère du nocturne. Tout cela est fort réjouissant. Merci de nous donner à voir.
Martine Delrue