La croissance impressionnante de la population mondiale suscite des discours généraux souvent déconnectés des problèmes économiques et géostratégiques précis qui se posent à notre continent.
Quand la démographie est évoquée, c’est en général dans l’idée qu’il faudrait limiter l’augmentation de la population, alors qu’en réalité, en Europe, il faudrait au contraire réfléchir sérieusement aux conséquences de sa diminution.
La mauvaise compréhension de cette situation n’est pas seulement due à de la myopie intellectuelle, elle résulte aussi d’une myopie affective. Dans le conformisme actuel, une partie au moins des Européens (y compris en France) considèrent les questions de natalité comme politiquement incorrectes.
Ce sujet commence néanmoins à susciter des réactions plus raisonnables, en ce qui concerne la place de l’Europe dans le monde, et la place de chaque pays en Europe.
Paul Krugman, prix Nobel d’économie, a publié sur son blog du New York Times le 29 août 2013 un petit texte intitulé « La Gloire à venir » (« The Gloire to come », gloire en français dans le texte), où il attire l’attention sur un point qui, dit-il, n’est presque jamais mentionné, celui de la natalité en Europe:
« Au milieu du siècle, si nous supposons que les nations européennes les plus importantes auront un niveau semblable de PIB par habitant, ce qui semble raisonnable, alors c’est la France, et non l’Allemagne, qui aura la plus grande économie européenne… » Il mentionne à l’appui de son raisonnement les projections de population d’Eurostat jusqu’en 2060, d’après lesquelles la population française pourrait égaler la population allemande en 2045 et la dépasser à partir de cette date. Et de conclure en exprimant sa surprise qu’on ne prête pas davantage d’attention à la question démographique.
Il est revenu sur ce sujet dans son blog du 17 septembre 2013 en se fondant sur des graphiques de l’OFCE (Observatoire Français des Conjonctures Economiques, qui fait partie de la Fondation Nationale des Sciences Politiques)
Et le 25 septembre 2013 lors d’une cérémonie à Düsseldorf, le président de la banque centrale allemande Jens Weidmann a fait de la démographie la menace principale pour l’économie allemande.
Croissance économique et croissance démographique vont-elles de pair ? Malthus pensait le contraire, en considérant que la croissance démographique dilue la richesse. Mais, mis à part, peut-être, certains économistes allemands voyant dans la baisse de la population un moyen d’augmenter le PIB par habitant, la plupart des économistes aujourd’hui jugent fausses les idées de Malthus, en montrant que jusqu’ici, la croissance de la population a augmenté à la fois la demande intérieure et la capacité productive.
La démographie européenne par rapport au reste du monde
En 1950, l’Europe, y compris la Russie mais hormis la Turquie, représentait environ 22 % de la population mondiale (environ 550 millions d’habitants sur un total de 2,5 milliards). Soixante ans après, elle en représentait un pourcentage moitié moindre (environ 740 millions d’habitants sur un total de presque 7 milliards).
Au 1er janvier 2012 (source Eurostat), la population de l’Union européenne à 27 pays était de 504 millions d’habitants, derrière la Chine (1347 millions), et l’Inde (1210 millions), mais devant les Etats-Unis (315 millions).
L’Union européenne connaît une grave crise démographique. Le taux de fécondité y est inférieur au seuil de remplacement des générations depuis longtemps. Il est aujourd’hui de moins de 1,6 enfant par femme en moyenne, trop éloigné de l’équilibre pour être viable à long terme. Cette situation peut paraître suicidaire dans un monde où la population des autres continents continue à croître fortement.
Peut-on croire que la solution se trouve dans l’immigration? Des pays qui étaient naguère des terres d’émigration, comme l’Italie, ou plus anciennement l’Allemagne, semblent devenir des pays d’accueil. Cela dit, il y a quelque chose d’incongru dans l’idée d’envisager, comme on le fait actuellement, un flux migratoire important, notamment en provenance des pays en crise du sud de l’Europe assez faiblement peuplés (moins de 100 habitants/km2) tels que l’Espagne, la Grèce, le Portugal, vers les pays surpeuplés du nord de l’Europe (plus de 200 habitants/km2), tels que l’Allemagne, l’Angleterre, la Belgique, le record étant détenu par les Pays-Bas où vivent 447 habitants au km2 (voir pour ces chiffres le site insee.fr: population, superficie et densité des principaux pays du monde en 2011).
Comme on le constate aujourd’hui dans plusieurs Etats européens, l’arrivée d’étrangers, lorsqu’ils sont en grand nombre, notamment dans un contexte de crise économique, est fatalement une source de conflits entre allochtones et autochtones, dont les cultures sont de plus en plus différentes à mesure que les arrivants viennent de plus loin.
De toute manière, même dans une situation économique moins crispée, l’immigration demeurera insuffisante dès lors que les femmes étrangères adoptent le modèle de basse fécondité des femmes du pays d’accueil (1,7 enfant par femme pour les femmes turques en Allemagne, par exemple).
D’après l’ONU, la contribution des migrations pourrait aussi faiblir du fait du ralentissement général des migrations internationales dues à la hausse des revenus dans les pays d’origine. Cela dit, les guerres dans ces pays sont une cause de migrations autant et plus que la pauvreté.
Les différentes évolutions démographiques en Europe
Au tout début du 21e siècle, l’Allemagne est l’Etat le plus peuplé de l’Union européenne devant la France. Mais la population allemande diminue à cause de ses très faibles taux de natalité (huit naissances pour mille habitants, le taux le plus faible du monde) et de fécondité (environ 1,4 enfant par femme, comme du reste en Espagne et en Italie).
Il apparaît que le déclin démographique de l’Allemagne est encore plus accentué que prévu, d’après les résultats, publiés en mai 2013, du premier recensement effectué depuis la réunification de l’Allemagne en 1990. Le nombre d’habitants au 9 mai 2011 y est de 80,2 millions, alors qu’il était évalué à 81,7 millions. En particulier, les chiffres du recensement montrent que l’Allemagne compte 6,2 millions de ressortissants étrangers (7,7 % de la population), soit 1,1 million de moins que les estimations.
Au-delà de la situation actuelle, l’Allemagne ne dispose probablement pas d’un réservoir important de main-d’œuvre externe, car elle a peu de liens historiques avec les principaux foyers d’émigration extra-européens, à l’exception peut-être de la Turquie. Certes, elle semble compter sur l’afflux d’Européens résidant dans les pays européens en crise, principalement ceux du sud et de l’est, mais les obstacles à cette mobilité sont nombreux (langue, climat, coutumes…)
Dans l’ensemble européen, à la différence de l’Allemagne, la France fait désormais partie, avec le Royaume-Uni, l’Irlande et la Suède, du petit groupe de pays qui atteignent le taux assurant le renouvellement des générations (deux enfants par femme) ou qui en sont proches. Notre pays revient de loin, comme le montre l’évolution de sa population depuis le début du 19e siècle.
Jusque vers 1800, La France comptait la troisième population mondiale derrière la Chine et l’Inde, et elle était le pays le plus peuplé d’Europe, Russie comprise. Dans la première moitié du 19e siècle, elle était encore en quatrième position mondiale derrière la Chine, l’Inde, et la Russie.
Pour s’en tenir aux comparaisons européennes, la France a été, en nombre d’habitants (s’agissant de la France métropolitaine) :
– troisième derrière la Russie et l’Allemagne entre 1866 et 1911 ;
– quatrième derrière la Russie, l’Allemagne et la Grande-Bretagne entre 1911 et 1931 ;
– cinquième derrière la Russie, l’Allemagne la Grande-Bretagne et l’Italie, entre 1931 et 1991 ;
– quatrième derrière la Russie, l’Allemagne et la Grande-Bretagne, entre 1991 et 2000.
Depuis 2000, elle est à nouveau en troisième position derrière la Russie et l’Allemagne.
De 1850 à 1939, elle est passée de 36,5 à 41,5 millions d’habitants, une quasi-stagnation très éloignée du doublement de la population allemande au cours de la même période. Puis le rapport des populations respectives est devenu nettement moins déséquilibré qu’à l’époque des deux guerres mondiales du 20e siècle. La population française, qui s’est élevée en 2012 à 65 millions d’habitants dont 63 millions en métropole (115 habitants/km2, la moitié de la densité allemande) représente aujourd’hui 80 % de la population allemande, contre 60 % à la veille de la seconde guerre mondiale dans les limites géographiques de 1937 (41,5 millions d’habitants contre 70 millions en 1937-1939).
La démographie et les comptes intérieurs
Les trajectoires démographiques ont des conséquences majeures sur les capacités productives, les marchés du travail, les comptes publics (niveaux des dépenses et recettes, « soutenabilité » des dettes…)
Pour prendre à nouveau l’exemple de l’Allemagne et de la France, la divergence démographique entre les deux pays nécessite la mise en œuvre de politiques publiques différentes de part et d’autre, en dépit du souhait politique d’une plus grande coordination.
Les conséquences de cette divergence sont lourdes en termes de croissance potentielle à moyen-long terme. Comme pour la population, la hiérarchie des PIB français et allemand pourrait s’inverser aux alentours de 2040.
En ce qui concerne les effets économiques de la natalité sur la population des jeunes, la France et le Royaume-Uni doivent dépenser (en congés de maternité, soutien aux familles, éducation…) autour de trois points de PIB de plus que l’Allemagne, d’après l’économiste Philippe Eskenazy, directeur de recherche au CNRS (voir notamment son article dans le journal Le Monde du 12 avril 2011). Structurellement, les économies britannique et française sont donc plus dépensières, mais les générations futures qui rembourseront la dette seront aussi plus nombreuses, si bien qu’à niveau identique du ratio dette/PIB en 2012, la dette publique française est plus soutenable à long terme que la dette publique allemande.
En France, il se dit que les « générations futures » françaises sont déjà trop endettées. Mais les Français qui composeront en 2040 le cœur des actifs chargés du remboursement de la dette présente sont les jeunes âgés de 0 à 25 ans aujourd’hui. Il faut apprécier l’endettement actuel par rapport à cette population. A la fin de 2010, toujours d’après Philippe Eskenazy, la dette par jeune de 0 à 25 ans était plus élevée en Allemagne qu’en France.
Les contextes démographiques expliquent logiquement que les perspectives des dépenses sociales liées à l’âge soient plus préoccupantes en Allemagne qu’en France. Le vieillissement alourdit les coûts de la sécurité sociale et de l’assurance-maladie.
Actuellement, 15,7 % de la population en Allemagne a moins de 18 ans contre 22,1 % en France. L’Allemagne compte 21,2 % de personnes de plus de 65 ans quand la France n’en compte que 17,7 %. Les plus de 65 ans en Allemagne sont désormais bien plus nombreux que les mineurs.
D’après les travaux de la Commission européenne, la part des dépenses de retraite dans le PIB passerait en France, entre 2010 et 2060, de 14,6 à 15,1 %, soit une hausse de + 0,5 point, alors qu’elle augmenterait de 2,6 points en Allemagne passant de 10,8 à 13,4 % du PIB (bien que ce pays ait prévu un report à 67 ans de l’âge de la retraite).
Sur les marchés du travail, le déclin démographique allemand contribue à modérer le taux de chômage. Mais dans un avenir proche, l’Allemagne va buter sur la difficulté d’accroître davantage ses taux d’activité. Sa politique familiale comprend aujourd’hui des dispositions, comme le congé parental, qui visent à inciter au travail féminin par une meilleure conciliation avec la vie de famille, mais les taux d’activité féminins sont déjà élevés, et la question est plutôt celle de l’augmentation de la fécondité que de l’offre de travail. La France qui part d’un taux d’activité plus faible, surtout à cause des « seniors » qui sortent du marché du travail nettement plus tôt qu’en Allemagne, dispose de réserves de hausse plus importantes. Depuis quelques années, du fait de la disparition des préretraites et de l’allongement des durées de travail requises pour obtenir une retraite à taux plein (quel que soit le jugement que l’on porte sur cette évolution), le taux d’emploi des « seniors » français augmente nettement.
Dans le même temps l’emploi de cette catégorie de population progresse également en Allemagne, mais à l’avenir, selon les projections de la Commission européenne, le taux d’activité allemand progresserait moins que le taux français. Celui-ci, à l’horizon de 2060, serait encore un peu inférieur au taux allemand (74,7 % contre 78,9 %).
La démographie et les comptes extérieurs
Certains dirigeants allemands disent clairement que, face au vieillissement de la population, il est souhaitable de réaliser les excédents les plus élevés possibles pour épargner en accumulant des créances sur l’extérieur.
La situation allemande n’est pas sans ressemblance avec la situation chinoise caractérisée par un vieillissement inquiétant pouvant expliquer la recherche d’excédents commerciaux très importants comme moyen d’épargne pour y faire face. Mais, pour les raisons exposées ci-dessous, il n’est pas bon de chercher à réaliser les excédents les plus élevés possibles.
La production privilégiée par l’Allemagne pour réaliser ces excédents est traditionnellement la production manufacturière. Ce pays garde aujourd’hui une industrie importante, notamment dans les secteurs de l’automobile et des machines-outils, dans un monde où, après être passée de l’agriculture à l’industrie, l’économie des pays avancés évolue de manière générale, et probablement inéluctable, de l’industrie vers les services.
Les excédents extérieurs, qui semblent être pour un pays un facteur de liberté, peuvent devenir une dépendance contraignante, comme on le voit dans le cas de l’Allemagne, qu’on pourrait croire en position de force, mais qui est en réalité très dépendante de ses partenaires économiques. Les plus proches, bien que fragilisés par les déficits, offrent des débouchés beaucoup plus larges que le marché intérieur allemand. La zone euro compte 250 millions d’habitants hors Allemagne, dont 130 millions dans les pays du sud (l’Italie, l’Espagne, le Portugal, et la Grèce). C’est un marché considérable et indispensable dans le cadre européen. Hors d’Europe, pour assurer sa balance commerciale, l’Allemagne semble amenée, notamment vis-à-vis de la Chine, à infléchir sa politique économique extérieure, comme on l’a vu dans l’affaire des panneaux solaires photovoltaïques, dans laquelle elle a préféré céder face à des pratiques chinoises anti-concurrentielles plutôt que de s’exposer à des mesures de rétorsion susceptibles de pénaliser son industrie automobile.
Il faut aussi s’interroger sur la rentabilité et la « soutenabilité » des investissements ou placements que permettent les excédents extérieurs. Il ne suffit pas de réaliser des excédents, encore faut-il que les montants correspondants soient investis ou placés dans des conditions telles que cette épargne puisse être sauvegardée. Or, la crise depuis 2008 a rendu peu sûrs beaucoup d’investissements ou placements extérieurs. L’excédent de l’Allemagne a surtout financé l’excès d’endettement et la bulle immobilière des pays du sud de la zone euro.
De plus, dans un espace économique commun, où les interactions entre les différentes économies se sont intensifiées, la recherche par chacun des excédents les plus élevés possibles se heurte à une impossibilité, les excédents des uns étant les déficits des autres, alors même que les pays en déficit sont censés être des clients toujours plus accueillants pour les exportations des pays en excédent.
La « vertu » rejoint la logique économique, car la politique de l’excédent commercial maximum ne répond pas à l’impératif de la célèbre formule kantienne: « Je dois toujours me conduire de telle sorte que je puisse aussi vouloir que ma maxime devienne une loi universelle ».
Il n’est pas vertueux non plus de vouloir gagner des parts de marché sur les autres par des mesures internes de « compétitivité » (austérité, diminution des coûts…) auxquelles chaque pays est tenté de riposter par des mesures équivalentes dans une course à la baisse. Les économistes – notamment Patrick Artus dans une note du 6 juillet 2012 (Flash Economie de Natixis n° 476) – ont noté que l’excédent chronique de la balance courante de l’Allemagne résulte, pour une part importante, du fait que le partage des revenus depuis 2008 a été très défavorable aux salariés allemands, et que les entreprises ont peu investi leurs profits en Allemagne. La situation de la zone euro aurait été meilleure si ce pays avait eu des excédents extérieurs plus faibles depuis 2002-2003, ce qui aurait pu être le résultat d’un partage des revenus plus favorable aux salariés, ayant pour conséquence un moindre excès d’endettement dans le sud de la zone euro, et une croissance plus forte en Allemagne.
Fragilité des acquis démographiques
Les politiques et les médias font de la démographie un usage trompeur. En particulier, en focalisant l’attention de manière répétée sur l’espérance de vie et sur la question des retraites, ils donnent une large publicité à des calculs présentant comme connue à l’avance la situation telle qu’elle pourrait se présenter dans des dizaines d’années. Ils s’imaginent pouvoir formuler des prévisions fiables sur la durée de la vie humaine, et tendent à persuader les citoyens que la démographie est du domaine du certain, sinon de l’immuable, sur une très longue période. De sorte que beaucoup croient que l’on peut prendre des mesures touchant à la démographie sans risquer de remettre en cause ce qui a été acquis.
Certes, on peut faire l’hypothèse que les individus, à partir de leur naissance, ont toutes les chances d’avoir un avenir démographique prévisible, c’est-à-dire notamment une espérance de vie s’inscrivant dans la ligne de l’évolution antérieure. Mais ce n’est qu’une hypothèse, parfois contredite, comme en témoigne l’exemple la population russe. Surtout, rien, absolument rien, ne garantit, en France par exemple, la pérennité de taux satisfaisants de fécondité et de natalité, qui peuvent connaître des retournements brutaux. Ainsi, l’Allemagne a connu un « baby boom » qui a culminé dans les années 1960, avant de connaître la dénatalité que l’on observe aujourd’hui. L’ancienne Allemagne de l’Est avait une natalité et une fécondité relativement élevées, mais la réunification y a entraîné un effondrement démographique, avec une convergence, au milieu des années 2000, vers les taux excessivement bas de l’Ouest. Autre exemple, celui de l’Espagne. En 1970, l’indicateur conjoncturel de fécondité dans ce pays était de 2,9 enfants par femme, le plus élevé de l’Europe occidentale après l’Irlande. Aujourd’hui, il n’est pas plus élevé que celui de l’Allemagne. Face à ces chiffres, on aurait tort d’évacuer la question en attribuant ces effondrements démographiques à la situation particulière de l’Allemagne de l’est et de l’Espagne soudain déstabilisées par la disparition de leurs régimes autoritaires.
Beaucoup de commentateurs et de décideurs réagissent comme si les tendances démographiques étaient désormais des données constantes, d’où l’idée fausse que l’on peut se passer aisément des mesures d’incitation qui ont été prises dans le passé, par exemple en ce qui concerne les politiques familiales. Si la France a actuellement une situation démographique privilégiée par rapport à ses voisins, il ne faut pas oublier la situation catastrophique qui a été la sienne sous la Troisième République, et qui n’a même pas encore été compensée après soixante ans de politique volontariste voulue avant et après la guerre de 1939-1945 par la majorité issue du Front populaire, le Conseil national de la résistance et le général de Gaulle. Si la France est dans une situation à peu près normale, du moins pour l’instant, elle aurait tort de prendre des mesures risquées sous prétexte qu’il ne faut pas succomber au « natalisme ». Elle aurait tort de tirer argument d’une relative bonne santé démographique pour se croire tirée d’affaire. Il est véritablement urgent de se préoccuper de la situation de nos voisins, en incluant notre pays dans cette préocupation, afin de ne pas avoir à citer d’ici quelque temps, à propos de l’ensemble européen dont notre pays fait partie, l’exclamation de Géronte dans Les Fourberies de Scapin : « Que diable allait-il faire dans cette galère ? »
L’histoire nous apprend que les déséquilibres démographiques entre les différents pays européens d’une part, entre l’Europe et le reste du monde d’autre part, ont été des causes majeures de conflits et de guerres. Si la France s’était davantage souciée de sa démographie dès le 19e siècle, les guerres franco-allemandes qui ont dévasté l’Europe au 20e siècle ne se seraient sans doute pas produites, car une population moins faible aurait fait réfléchir davantage les partisans de la force.
Face à ce genre de préoccupations, on trouvera toujours de bonnes âmes, sinon de bons esprits, pour compter sur la bonté nouvelle de la nature humaine, en se persuadant de la conversion récente de l’humanité à la douceur. Certes, nous dit-on, l’âme humaine a été capable de noirceur dans le passé, mais elle s’améliore – ce qui est aussi une façon pour ceux qui tiennent ce discours de se croire meilleurs que les humains des générations précédentes. Ce sentiment de supériorité est une illusion, comme le montrent toutes les guerres récentes et actuelles un peu partout dans le monde. De même qu’à l’intérieur des démocraties, ce n’est pas, contrairement à ce que beaucoup pensent, l’hypothétique bonté des gouvernants qui garantit le fonctionnement des institutions, mais principalement l’équilibre des pouvoirs, de même entre les Etats, ce n’est pas la gentillesse des uns envers les autres qui évite les empiètements et les coups de force, mais la limitation de la puissance par la puissance, dont l’équilibre démographique est un élément majeur.