Face contre terre, récits de Piero Chiara, ouvrage traduit de l’italien, préfacé et annoté par Henri Lewi, juin 2013, éditions Pierre Guillaume de Roux.
Récits sur la Sicile ou sur l’enfance ?
Le récit intitulé Face contre terre, qui donne son nom au recueil, est l’un des premiers textes en prose de Piero Chiara, écrit en 1961, au retour d’un voyage en Sicile, et publié deux ans après la mort de son père en 1965. Chiara, poète et romancier, est assez peu connu en France malgré son succès en Italie. Il était l’ami d’un autre romancier d’origine sicilienne, Leonardo Sciascia.
Face contre terre, c’est aussi le second livre de Chiara traduit en français par Henri Lewi, le premier étant Le Préteur de Cuvio aux éditions du Rocher en 2008. La traduction sait rendre avec naturel la langue de Chiara, y compris les tournures un peu familières, les plus difficiles à traduire.
« Je n’aurais plus dû revenir en Sicile », telle est la première phrase du récit Face contre terre, les autres histoires du recueil tournant toutes autour de la figure paternelle. De fait ce n’est pas le récit de voyage en dix chapitres qui fait l’intérêt du texte, même si la construction en est très bien rythmée: cinq chapitres d’approche dans l’espace et dans le temps, trois chapitres d’immersion au coeur du village familial, enfin deux chapitres où le héros-narrateur prend de la distance avant de s’enfuir. Ce n’est pas non plus l’hommage rendu au père, seul personnage à sceller par son prénom, Eugenio, le fameux pacte autobiographique. Le nom des villages est inventé. Quant au narrateur, il apparaît seulement comme le fils d’Eugenio. Son portrait physique nous est suggéré dans la description d’une ancienne photo. L’intérêt du récit serait plutôt dans le retour sur une Sicile intérieure, celle du romancier, et l’acte de rupture qui s’en suit.
Pourquoi revenir sur les lieux de son enfance ? Surtout quand il s’agit à proprement parler de l’enfance du père. Le père a quitté l’île jeune, avant de se marier dans le Nord avec une Lombarde. Le narrateur, dans son enfance et son adolescence, a accompagné son père qui retournait chaque été en Sicile. La mère n’a jamais aimé ces voyages: ils lui faisaient peur.
Son père ne veut pas qu’il fasse ce nouveau voyage, un voyage sans lui. Lui-même n’est pas retourné en Sicile depuis plus de trente ans. Il avait quitté l’île faisant en sorte que la génération suivante puisse rompre avec les questions d’exil, d’assimilation. D’autres avaient préféré rester. Certains d’entre eux résistent aux changements: son cousin l’archiprêtre, Don Lorenzo, dans son éternelle odeur d’amidon, de café, d’encens. Pasquale Caccamo et son neveu, eux, sont devenus fous. Quant au cousin préféré du narrateur, Biagio, il pense avoir trouvé une libération dans l’engagement politique.
Comment répondre au choix et aux certitudes de Biagio ? « Quels mots je trouverais pour dire des choses qui n’étaient pas claires même pour moi ». En un sens, le recueil est la réponse du narrateur.
Il faut lire la préface éclairante d’Henri Lewi. Contestant une interprétation du roman faite par Sciascia, il pense que l’appel des origines paternelles présent dans l’accent du père, dans les histoires qu’il racontait à l’enfant, est plus profond et plus fort que l’effroi ressenti lors des retrouvailles avec le village et la nombreuse famille. C’est à cette occasion que Don Lorenzo profère à l’adresse de Biagio une énigmatique prophétie biblique : « Mais moi je vivrai cent ans, et je vous verrai tomber tous autant que vous êtes face contre terre ». Comme la malle paternelle remplie de souvenirs, la prose poétique de Piero Chiara rend compte avec force de cet univers villageois rempli d’odeurs d’âne, de mulet, de fumier, rempli aussi de la saveur des offrandes traditionnelles: miel, pecorino, huile, amandes, rempli de noms aux sonorités de litanie, ceux des douze enfants de Giuseppe, ou bien de contes cruels, l’histoire du chapelier cocu par exemple. La force de l’évocation littéraire permet une re-création poétique très prenante du monde des origines paternelles. La tentation est grande de rester alors « face contre terre ».
Mais la figure paternelle, elle, est loin d’être complice de cette sidération. Le père a éloigné l’enfant des jupes de sa mère en l’entraînant dans ses voyages pleins d’aventures vers la Sicile, l’introduisant au désir « comme en une navigation paisible ». Ce père qui a toujours cherché à « embobiner » la mort, renvoie sans hésiter son fils vers les vivants lorsque celui-ci se mêle, en rêve, au flot des morts qui l’implorent pour aller au paradis, dans la dernière nouvelle du recueil, Un Rêve.
Le jugement de Sciascia est sûrement trop catégorique: « En Sicile (…) Piero Chiara ne s’est en rien reconnu ni retrouvé, il n’a éprouvé ni souffle ancestral ni bouffées de consanguinité. Et il a noyé ses souvenirs sans remords ni regrets ». Le héros-narrateur désire en effet rebrousser chemin dès son arrivée sur l’île; au bout de deux ou trois jours, il a vite fait de quitter la Sicile de la pauvreté, de l’ignorance et de la mafia, sans pour autant apprécier la Sicile moderne du tourisme. S’agit-il d’une désillusion sur la Sicile ou bien du regret de la magie évanouie de l’enfance: « l’idée que je m’étais faite de ces lieux et de ces gens avait malheureusement cédé la place aux images qui m’accompagnaient encore ».
L’œuvre a été publiée peu après la mort du père, en 1965. On peut penser avec le narrateur que ce voyage de trop vers la Sicile familiale oblige l’écrivain à «poser pour toujours une pierre sur les années qui ne (lui) ressemblent plus ». Il a voulu retrouver son enfance. Elle est enfuie.Comme son père est mort. La poésie du récit est cette pierre posée sur les années qui ne lui ressemblent plus.
Ce récit nous parle. Il s’agit moins d’un retour vers le pays des origines que d’un retour vers l’enfance. Ce retour est à la fois retrouvailles et fuite. Il s’agit de sortir de l’enfance en affrontant la réalité du pays d’origine. Enracinement et déracinement, deux expériences menant à une libération différente de celle de Biagio.
Maryvonne Lemaire