Tanguy Viel, La Disparition de Jim Sullivan, 2013, Editions de Minuit
Tanguy Viel est né à Brest en 1973. Il a publié son premier roman, Le Black note, en 1998 aux Editions de Minuit, son second en 1999, Cinéma. En 2001 il reçoit le Prix Fénéon pour L’absolue perfection du crime. Il est pensionnaire de la Villa Médicis en 2003-2004. Il écrit plusieurs fictions pour France-Culture et continue d’être publié aux Editions de Minuit. Il a également reçu le prix de la Ville de Carhaix en 2009 pour son roman, Paris Brest.
Il aime jouer avec les codes de la littérature et du cinéma de genre. Son travail vise à rendre le lecteur/spectateur attentif à la représentation qui lui est offerte. Ici, d’entrée de jeu, dans le premier chapitre, il se déclare romancier: « Si j’écris quelque chose comme ça dans mon roman…. » ou : « il n’était pas question de déroger aux grands principes qui ont fait leurs preuves dans le roman américain… ou encore : « Je me suis dit que ça serait bien qu’un personnage… ». Il met donc en place l’histoire d’un professeur d’université (en littérature américaine), Dwayne Koster, divorcé, qui sombre dans une déchéance de plus en plus marquée. Tous les ingrédients du roman américain (roman noir ou thriller) sont là: longues errances sur les quatre-voies, motels vides et étouffants, serveuse de bar également étudiante du professeur-héros, adultère, et, bien sûr, bouteille de whisky sur la banquette du passager et crosse de hockey dans le coffre de la voiture. L’action se déroule sur un fond historique de première importance. Dwayne Koster est dans une chambre d’hôpital psychiatrique quand il voit sur son écran de télévision les tours du World Trade Center s’écrouler, mais déjà c’est le jour de l’assassinat de Kennedy qu’ enfant, il a surpris dans le lit de sa mère un dénommé Lee Matthews, qui se révèlera quelques chapitres plus loin trafiquant d’objets d’ art.
Le romancier parsème son récit de commentaires sur la manière dont il écrit, sur le nombre de pages qu’il a noircies, les doutes qui furent les siens quant aux noms choisis, au passé des personnages, à l’ avenir qu’il leur a réservé, à l’ordre des événements et même à la quatrième de couverture. Sans vergogne, il expose son travail : « Sur Lee Matthews aussi j’avais une fiche ». Suivent, en style télégraphique, les notes qu’il a rédigées lorsqu’il a construit son personnage. Ces jeux de style sont savoureux, car ils alternent avec d’autres passages de registre bien différent, par exemple avec des descriptions lyriques de la campagne du Michigan montrant « la cime des arbres qui tamisent la lumière, branches de chênes parcourues d’ écureuils, chiens de prairies se faufilant dans les clairières… », avec un goût prononcé pour les généralisations et l’emploi du pluriel, qui déréalisent en partie ce qui est présenté.
On est conquis d’abord, dans la première moitié du livre, par l’action racontée avec une ironie légère sur un ton moqueur. On s’amuse à relever que le héros habite Romeo Street, à Detroit « ville pleine de promesses et de surfaces vitrées … aussi dévastée que Pompéi ». On sourit en découvrant les clichés, l’univers fait de voisins aimables, de barbecues et de fous rires, de Texans convenus, dans une veine sociologique parodique. Le titre du roman est intrigant. Tanguy Viel fait référence à un chanteur un peu mystique des« late sixties », Jim Sullivan, dont la disparition, en 1975, au bord d’une autoroute dans le désert du Nouveau-Mexique est restée mystérieuse et dont le disque le plus connu s’appelle UFO (OVNI en anglais). Cette disparition fascine le personnage principal, mais au fond dans le roman elle n’a aucune importance, ce qui pourrait être une autre façon pour l’auteur de nous jouer un bon tour. Son roman est-il un ONVI ? A moins qu’il ne s’agisse de signifier que «l’évanouissement» du personnage principal vers le non-être est calqué sur celui de son idole. Ou seulement d’évoquer un mystère, l’aspect nébuleux qui prime dans les romans policiers. Autre plaisir, le comble de la mise en abîme, dans le quatrième chapitre de la seconde partie: la jeune Milly Hartway lit du Thomas Pynchon, et Dwayne Koster l’engage à remarquer que leur histoire ressemble à un roman. « On dirait du Jim Harisson, tu ne trouves pas? Et elle répondait que non, que c’était une histoire pour Joyce Carol Oates…» Le prénom identique de Jim Sullivan et Jim Harisson entraîne peut-être l’apparition des noms d’auteurs dont Koster et son amie Milly pourraient être les personnages, de Alice Monroe à Philip Roth pour terminer par une référence à Faulkner. Nous sourions, Tanguy Viel s’amuse bien.
Cependant, à exhiber ainsi ses trucs et ficelles, ses recettes et l’arrière-boutique, il risque de lasser. On finit par se sentir agacé. Le montreur de marionnettes manipule à vue, et ne cesse de désamorcer son travail; nous commençons à douter. La fiction existe-t-elle encore? Les personnages ont-ils encore une chair ou une âme, de véritables émotions ? Ne sont-ils que des êtres de mots, un jeu sous la plume de l’écrivain qui se fait plaisir ? Car c’est la performance de Tanguy Viel qui prend le dessus. On pense parfois à Je m’en vais de Echenoz, autre auteur de Minuit, ou à La Disparition de Perec. C’est une performance aux deux sens du mot: tour de force et réalisation artistique à l’instar de ceux qui exposent des images vidéo ou des sons, ici réalisation de mots et de phrases, enchaînement de clichés ou de « mythes » que l’auteur fait tourbillonner devant ses lecteurs en les ponctuant de: « ai-je écrit précédemment »…
Est-ce notre époque, déconstruction oblige, qui pousse ainsi à faire des parodies de romans? A se lancer de tels défis? Pas nécessairement, puisque cette tentative évoque celle de Brecht. La distanciation obtenue par des adresses au spectateur est destinée à provoquer un effet de recul, à faire percevoir un processus et à rendre les personnages et les objets insolites. En prenant ses distances avec la réalité, la distanciation est censée politiser les spectateurs. Est-ce le cas pour Tanguy Viel ? Veut-il provoquer une prise de conscience par rapport au «problème évoqué», la société américaine? On peut en douter. Il s’agit peut-être plutôt de relever le défi lancé par Diderot dans Jacques le Fataliste ou même auparavant par Laurence Stern. Dans Tristam Shandy, Stern brise les codes narratifs classiques par ses intrusions d’auteur. Tanguy Viel s’est bien amusé aussi à rompre «l’illusion référentielle», c’est à dire l’illusion qu’a le lecteur d’être devant un monde réel. Pour preuve, cette belle prétérition: «Je ne voulais pas faire un thriller politique…c’est pourquoi je n’ai pas mentionné le nom de Barak Obama.»
On a souri, admiré le style et l’adresse du romancier. Son roman pose indirectement des questions fondamentales: lit-on pour être ému? Pour s’identifier? Pour se laisser emporter par une belle écriture? Dans cette disparition, comme sur une radiographie où on ne voit plus que les os et le squelette, par moments je me prends à penser que la chair a un peu trop disparu.
Martine Delrue