Petite odyssée d’un marin breton, René Scavennec (II): 1943-1945. Transcription et présentation par Maryvonne Lemaire

 Après un périple qui, de 1940 à 1943, l’a mené du port de Lorient jusqu’au Maroc, puis en Algérie et en Tunisie à Bizerte, René Scavennec, maître radio de la marine nationale, a pu regagner Rosporden près de Quimper au début de 1943, en passant par bateau de la Tunisie à la Sicile, en remontant en train par l’Italie jusqu’à Toulon, et en traversant la France de la Méditerranée à la Bretagne, muni de ses papiers de congé d’armistice.
Il a alors travaillé dans la ferme familiale de Rosanduc près de Rosporden, tout en espérant retourner en Afrique du Nord où se trouvaient sa femme et son fils, mais il n’a pu mettre à exécution ce projet risqué. En août 1944, il a joué un rôle important dans la libération de Rosporden, avant de participer, jusqu’en 1945, aux opérations contre les Allemands encerclés à Lorient.
Voici le récit des événements qu’il a vécus en Bretagne de 1943 à 1945, récit enregistré en 1994 par son frère Alfred, et par son neveu Alfred (fils du précédent).

 ***

J’arrive à Rosporden, tout le monde se demandait d’où je sortais. Aussitôt je me suis mis en civil. Et puis terminé. Le va-et-vient entre Rosanduc et Rosporden, c’est tout.

C’est en février 43 .

Je loge à Rosporden chez Soizic. Je fais le mort. Je ne fréquente personne. Je vais travailler tous les jours à Rosanduc. Il ne faut pas que je reste la tête en bas: ma famille est en Afrique du Nord, tout le monde le sait. Rester là ? A Rosporden, il y a eu des histoires. Un soir, il y avait un filet de lumière qui filait à la fenêtre de mon beau-père, il était complètement rhumatisant, il ne pouvait pas bouger, il n’avait pas bien tiré les rideaux.  Un gars de l’extérieur rentre là-dedans, me bouscule. Je ne sais pas ce qu’il m’a raconté. Je suis allé arranger le rideau, et en descendant il me fout un coup de pied dans le derrière. Je me dis : «  tu vas le payer plus tard celui-là ! ». Il l’a payé.

Pourquoi étaient-ils si virulents, déjà ?

La lumière… Il y avait des bombardements sur Lorient.

43, c’est déjà le commencement de la fin. Février 43, Stalingrad tombe, ça sentait mauvais.

Ca sentait mauvais. Alors, à Rosanduc,  je faisais tout, la moisson, le foin. Je m’occupais.

 Tu as assisté au mariage d’André Scavennec ?

Oui, en 43. Une fois à Rosporden, j’allais quand même toutes les semaines à Quimper parce que je connaissais bien le fusilier Priand. C’était un pilote du Rhin. Il connaissait bien  les Allemands, il parlait allemand. J’ai vu tout de suite que c’était un gars qui était dans le coup. Je lui ai dit que ma famille était en Afrique du Nord, que je désirais la rejoindre si c’était possible. Il m’a dit : «  Je vais m’occuper de ça. Je vais vous mettre en relation avec la Croix-Rouge ». Le départ devait être fin 43.
Je suis rentré dans la Résistance officiellement le 1er février 44. Avant, j’attendais d’avoir quelque chose de la Croix-Rouge pour partir et passer par l’Espagne. Mais c’était toujours scabreux, parce qu’il disait que pour les trois-quarts des gens, c’était interdit. « Je ne veux pas que tu risques ton temps ni ta vie. Il vaut mieux attendre. Mais seulement, il faut faire le mort. » S’il y avait des anciens marins qui désiraient entrer dans la Résistance, il fallait essayer de voir. Si bien que j’étais un peu délégué dans le coin pour sonder l’esprit des gars. C’était plutôt mollasse. On sentait très bien qu’ils avaient un esprit vichyssois. Oui, tout à fait.

Dans le secteur de Rosporden ?

Oui, à Rosporden. Je connaissais quand même pas mal de marins. Vraiment, je n’ai jamais trouvé de vrais sympathisants. Alors, le 1er janvier 44 : « Je maintiens quand même ton départ pour l’Afrique du Nord par la Croix-Rouge, mais, dit-il,  en cas de coup dur, il n’y a que le maquis, mais là aussi fais attention ». De février 43 jusqu’au 1er février 44, pendant un an, j’ai fait le mort.

Tu avais quel âge, tonton ?

J’avais 36 ans.

Tu ne risquais pas le S.T.O. ?

Non, non, non, je risquais plutôt d’être déporté automatiquement, ayant ma famille en Afrique du Nord.

Pendant un an, ça n’a pas dû être facile…

Tu n’allais pas trinquer tous les soirs ! J’étais toujours sur le qui-vive. Si bien que, il faut dire la vérité, mon beau-frère Eugène Donal, qui était dans la Résistance, qui était dans le maquis, n’a jamais su que je participais à quelque chose. Beaucoup ont été ramassés parce qu’ils étaient bavards, dans les  bistrots, ils discutaient.

Tu ne trouvais pas beaucoup de répondant ?

Ils n’avaient pas un esprit… Pour eux, les boches, c’étaient eux qui commandaient, ils étaient les maîtres, il y avait une confiance aveugle, ça se sentait très bien, ça. Le 28 juillet 44, jusque-là j’avais fait le mort, officiellement j’étais inscrit dans le groupe du commandant Pimodin…

C’était qui, le commandant Pimodin ?

 Je n’ai jamais su. D’ailleurs tout le monde s’ignorait.

Même après la guerre, tu n’as jamais su ?

Non. Le 28 juillet 44, un beau jour, sans dire rien à personne, ni à ma belle-sœur ni à Jos ni à personne, le matin, j’ai pris une petite musette, j’ai barboté un morceau de pain et puis voilà. Et un verre. Je n’ai même pas pris d’eau ni rien du tout. Je trouverai  bien de l’eau quelque part si j’ai soif. Je  suis parti sur le coup de 10 heures du matin et en route, jusqu’à Langolen. Je suis arrivé là-bas vers les 5 heures du soir. J’évitais quand même la route autant que possible. Il y avait des frisés  qui se baladaient en vélo,  il y avait des patrouilles partout. Je suis arrivé, j’ai passé Tourc’h sans voir personne. Il y avait un oncle là-bas à Tourc’h, Corentin. A Coray, j’ai pris la direction de Langolen. Alors là j’ai rencontré un gars : «Je suis de Rosporden et je cherche quelqu’un de Rosporden, dans le coin ». Il me dit : « Je ne connais personne de Rosporden ». Comme  on m’avait indiqué à peu près, d’après mes connaissances, d’après ce que j’avais entendu avant,  je me suis dit que Langolen  devait se trouver un petit peu à gauche de Coray, si bien que je suis arrivé au maquis sans avoir demandé de renseignement à part ce gars-là, c’était d’ailleurs un paysan. Là j’ai trouvé  Quénéhervé, un petit jeune, qui était là de faction à l’entrée du maquis.

Comment tu es arrivé, par hasard ?

Oui,  je voyais ça, j’avais un nom  en tête, Langolen: ce n’était pas loin de la route de Coray , donc je me suis basé sur ce que j’avais comme renseignement. C’était la route de Coray à Quimper. Si bien qu’on était dans une ferme: on voyait les camions allemands qui passaient sur la route au-dessus de nous. On était dans le trou et eux passaient là-haut. Tout le monde était surpris de me voir, tous, aussi bien René Gall que Lily Gall que… C’étaient tous des Rospordinois. Le petit jeune Quénéhervé (son surnom c’est La Plume, mon pseudonyme, c’est Radio dans la Résistance, c’est bizarre mais c’est comme ça) m’a conduit au PC. Alors au PC, il y avait un capitaine anglais, Blathwayt, un capitaine français Charron -un gars de Rennes- et puis un petit sergent radio, Wood, et le capitaine Mercier. Alors présentations. Et là, je trouve Albert Rivière. Au moins un qui m’inspirait bien confiance, parce que les autres, je me demandais à qui j’avais affaire.  Albert Rivière et puis l’instituteur,  « Y », Yves Corre. Yves Corre, c’était un cousin, du côté de Marie. Si bien que là, tout de suite, on a fait les présentations. Le capitaine Mercier : « Vous tombez à pic, vous serez le suppléant du radio anglais ». Si bien que,  de suite, j’étais mis dans le PC, j’étais le suppléant du radio anglais. Seulement je n’avais pas le droit de manipuler parce que mon machin n’était pas déposé à Londres. J’étais tout de suite suppléant du radio anglais, et adjoint au commandant du maquis. J’avais en sous-ordre tous les cuisiniers, toutes les branches qui n’étaient pas proprement militaires, par exemple René Gall. Tout ça tombait sous ma coupe. J’étais dans l’administration du camp, purement et simplement.

Vous étiez combien, René ?

On était dans les 130 à 140.Tout le maquis de Rosporden s’était retrouvé là. D’abord, il y avait de petits groupes ; à la fin, tous ces petits groupes  se sont assemblés. Ça formait une compagnie. Voilà jusqu’au 28 juillet. Le 2 août, il y a eu un parachutage, du côté de Coray. J’ai ramené le parachutage. Le 3 août, on est allé ramasser un parachutage à Quimper. On est allé donner un coup de main au maquis de Quimper.

Vous vous déplaciez comment pour aller de Langolen à Quimper ?

En camion. On avait des camions. René Gall avait des camions. Tous les gars qui avaient des moyens de transport s’étaient mis à la disposition du maquis.

Et les patrouilles allemandes alors, vous passiez entre ?

La nuit. C’était risqué. Ça se passait entre minuit et 4 heures du matin, en gros. Quant à dormir toutes les nuits, il n’y fallait pas compter. Comment s’appelle le ministre de la marine, là, celui qui était maire de Quimper à la fin – j’’ai oublié son nom- c’était un professeur de Quimper, il était ministre de la marine après. La première chose qu’il me dit là-bas quand on arrive chez eux : « On est nombreux maintenant, il va falloir creuser les feuillées ». « Les feuillées – on tombait des nues- qu’est-ce que c’est que ça ? » Il croyait qu’on allait rester là trois ou quatre jours (rire). Le soir même, on faisait route sur Kerdaner, une ferme de Rosporden. C’était le rassemblement général.

 Qu’est ce qu’il voulait dire par « creuser les feuillées » ?

Des waters. Chez nous, au maquis, il n’y a jamais eu de feuillées. Surtout pas de papier à la traîne. Nulle part. On arrivait à redresser l’herbe partout où on était passé. A la ferme, avant de partir, on a tout laissé impeccable, pas une feuille, pas un papier, rien, rien, on a redressé même l’herbe écrasée ; on effaçait toute trace.
Le 3 nous sommes arrivés à Kerdaner. Là nous avons passé la nuit. Le 4 août, on devait attaquer Rosporden. Là il s’agit d’un plan général. Il s’agit d’attaquer la sentinelle à l’arme blanche, pour ne déclencher aucune alerte. Ça a mal tourné, en ce sens qu’il y avait d’abord un train qui était  bloqué à Kerrest, Kernével, près de Rosporden, un autre qui était en gare de Rosporden. Alors évidemment on a essayé d’attaquer les sentinelles, on a balancé des grenades sur la Kommandantur mais ça a été presque un échec. On a montré quand même qu’on était là. On n’a pas perdu de gars.
Le 4 août, les gars tant bien que mal se sont repliés un peu partout et à Penalen près de Dioulan j’ai attaqué un machin allemand qui était au repos. Ou alors, ils cherchaient à réparer leur voiture. Ils étaient dans le petit chemin creux près de Dioulan. On les aperçoit. Le capitaine Mercier nous dit qu’il fallait quand même tenter quelque chose. Je suis parti, je leur ai balancé deux grenades. Je me suis replié à travers champs. Là ils avaient eu une première alerte sérieuse. Et ensuite on s’est replié, on est rentré ce soir-là à Rosporden, le 4 août. Moi j’étais à la mairie ; les autres étaient dispersés. On avait fait le défilé, sur la route de Coray, par le cimetière, disant que Rosporden était libéré. Les Allemands en effet étaient partis. Les Allemands avaient déjà quitté, mais ils sont revenus le soir, de Concarneau. Et c’est là qu’il y a eu l’attaque sur la route de Concarneau. Charlot Le Gall a eu le bras arraché. D’autres, sur la route de la Croix Lanveur, Pierrot Le Naour a été tué là. Moi j’étais à la mairie. C’était mon PC.

A la mairie, j’ai trouvé le capitaine Charron. Il y avait des convois allemands qui traversaient encore Rosporden sans s’arrêter, ils venaient de Quimper pour aller sur Lorient. Là il s’est produit une chose. Charron lui, il avait son pistolet-mitrailleur… On a vu des camions allemands passer. On avait pourtant ordre de ne pas tirer, pour ne pas les éveiller, mais le capitaine était plus fort que ça. Il a voulu tirer et voilà que son pistolet mitrailleur s’est enrayé. Moi, avec ma mitraillette, deux rafales, et il y a les casques qui ont volé. Les gars étaient à l’arrière des camions. Ils étaient casqués et tout, prêts à tirer. Si bien qu’il y a une  grenade de ce camion, une grenade offensive, qui est allée se loger sur le rebord de la vitrine Le Roy… Cette grenade est restée là 15 jours. Mais elle était inoffensive parce qu’elle avait été traversée par une balle. Il y avait des trous dedans mais personne n’osait la déloger. Le capitaine Charron disait que, heureusement, j’étais là. Oui, heureusement. Le capitaine Charron y avait été un peu fort, on ne devait pas attirer l’attention, d’autant plus qu’ils étaient armés. On les voyait avec leur fusil à l’arrière. C’était le 4 août, le vendredi soir.

Qu’est-ce qu’il y a eu après?

Le soir, – je ne sais pas où est parti  le capitaine – moi, je n’ai pas bougé de mon poste. Je suis resté  à la mairie, puisque c’était mon poste. Je n’ai pas bougé. Je ne suis même pas allé chez moi. Le samedi, comme Rosporden avait été libéré, comme il y avait eu l’attaque de Concarneau, l’attaque de Croix Lanveur, il y avait eu de la casse, d’accord, mais le soir, c’était l’accalmie. Le samedi  5, rien de spécial. Le soir, on nous avait signalé qu’il y avait de gros convois qui arrivaient, venant de Brest, vers Lorient, parce qu’ils avaient été refoulés sur la route de Saint-Brieuc, sur la nationale 12, et donc ils avaient pris le trajet Brest-Lorient. De gros convois avaient été signalés. On a alerté tout le monde. Guiscriff est venu en renfort, sous le commandement de de Carville, c’était un jeune. C’est moi qui les ai reçus à 9 heures du soir. Après, le capitaine Mercier est arrivé. L’officier d’état-major est arrivé. Et chacun donnait des directives. Donc la nuit se passe, calme.

Le lendemain, le 6 août, c’est le grand jour, le dimanche. Des compagnies de Rosporden, il y en a qui sont sur Saint-Yvi, sur la route de Quimper. Ils ont vu des Allemands qui bivouaquaient à gauche à droite. Les ont-ils attaqués ? Je n’en sais rien, je n’étais pas dans le coup. Il y avait Yves Corre, Albert Rivière. Ils étaient échelonnés tout le long. De Carville était au Pont Biais. Les troupes allemandes étaient déployées de Ker Lué jusqu’à la route de Saint Éloi : pour entrer dans Rosporden, il fallait  passer par le Pont Biais. C’est là où il y a eu de la casse. Quand ils ont passé le Pont Biais, Rosporden, pour eux, ça y est, Il n’y a qu’à aller. Et brutalement à 11 heures, 11 heures moins 5 exactement, les Allemands arrivent  devant chez Feunteun. J’en vois un qui est en tête, un autre à sa gauche, un autre à droite, l’escorte.

Ils étaient comment, eux, à pied ?

A pied. Sûrement ils encadraient le convoi, à deux mètres devant le convoi. Un en pointe, l’autre à gauche, l’autre à droite. Ils étaient prêts à tirer. Ils n’étaient plus qu’à quinze mètres. Je n’avais pas encore entendu un coup de feu de mes gars. Qu’est-ce que je fais ? Je veux faire une volte face, j’ai virevolté. J’ai fait le chemin montrant que je rentrais à côté de la mairie, que je partais par derrière. J’ai obliqué automatiquement sur la gauche, si bien qu’ils m’ont lâché deux rafales de balles explosives. Il y avait trois trous dans la serrure, dans la porte de la mairie. Mais oui parce qu’avec mon pied, j’ai poussé la porte en vitesse et je suis monté dans l’escalier. Il y a eu trois balles et j’ai senti qu’elles n’étaient pas passées loin. Dans la mairie, j’ai monté l’escalier en courant mais en me courbant. J’ai ramassé une rafale qui m’a déchiré le dos -j’ai été blessé là-  et qui m’a éraflé les cheveux, qui m’a fichu ma casquette en l’air. Arrivé là-haut, je mets ma mitraillette au coup par coup. J’étais bien lucide, parce que si j’avais tiré à la mitraille, c’était cuit, parce que ça aurait éveillé tout le monde. Mais au coup par coup… Le gars qui était en train de me chercher dans la cage d’escalier était encore là en train de chercher. Je le vise, je le vois, le fusil tombe par terre, il s’écroule. Bon, un. L’autre se demandait ce qui arrivait à son chef, la même chose. Il tombe également par terre au deuxième coup. Il n’y a pas eu de détonation, tu sais, la mitraillette coup par coup, il faut faire attention. Mon troisième larron, il est complètement dans la lune. Pareil, même motif, une balle a suffi. Donc avec trois balles j’ai abattu l’escorte.
Alors quand j’ai vu qu’on les traînait comme des pantins, comme des pantins, et que le premier camion reculait, j’ai bondi en vitesse et puis ma mitraillette en rafale. Un arrosage général. Là les pare-brise, tout volait en éclats, et alors là, ils reculaient mais reculaient l’un dans l’autre. C’était une vraie bousculade. Ça gueulait là-dedans, c’est inimaginable ! Ils avaient commencé à reculer. Ils n’ont pas dépassé le niveau de la mairie. Le premier camion était arrivé à la hauteur du coiffeur, de la route de Coray. Postic qui me voyait de chez lui: « Il est fou, Scavennec, il est  fou, il est fou » qu’il disait à tout le monde, il était au milieu de la rue, avec les bras en l’air. Quand les camions ont commencé à reculer, à rentrer l’un dans l’autre, il y a une grenade qui roule à mes pieds …,  c’était une grenade défensive, une grenade quadrillée. Si elle avait explosé, j’étais ratatiné. Comme un fait du hasard, elle n’a pas explosé.  Elle venait de chez Bébert S… Certainement elle venait de là. Elle a roulé comme ça, elle est venue sur le trottoir chez le coiffeur et il n’y a que lui qui ait pu faire ça. Il devait avoir un coup dans la pipe, il était soûl tous les jours. Cette grenade, je l’ai prise, j’ai vu qu’elle n’était pas dégoupillée. Je l’ai prise, je l’ai dégoupillée. Je l’ai balancée là-bas. Elle a atterri devant chez Feunteun, à peu près à vingt mètres. Je l’ai balancée de toutes mes forces. Ça a été un vacarme ! J’ai vu une lueur, j’ai entendu des cris, inimaginable, là, j’ai vu les camions qui étaient engagés sur la route nationale, qui reculaient et qui cherchaient à se dégager pour prendre la route de Pont-Aven.
Il y a un gars qui a tout vu, un tout jeune, il avait 13 ans à l’époque, c’est le fils de Lili Bourhis. Il était chez Herlédan, dans la librairie qui fait le coin, il était à la fenêtre en haut. Il était en retrait, il a vu toute la scène, c’est lui qui me l’a raconté et qui l’a dit devant son père, chez moi. Il n’avait jamais osé dire à son père. Son père était un homme de confiance  dans un camp de prisonniers, en Allemagne. Son fils n’avait jamais osé dire à son père. Son père lui a dit : «  Mais comment tu sais ça ? » « Parce que je l’ai vu », qu’il a dit. Il avait 13 ans à l’époque.

Tes gars à toi, ils étaient où ?

Personne, personne. Quand je suis monté à la mairie, je n’ai vu personne. J’ai su qu’ils étaient derrière les piliers, complètement paniqués, absolument paniqués. Il y avait le vieux Kerneléguen, il y avait Carrer, maître fourrier de la marine. Pfff, zéro. Il y avait Bébert S. qui a failli me bousiller avec sa grenade. Je n’ai vu personne.
Dans ce convoi,  il y avait deux P 45 qui sont des camions qui…sont restés chez moi : un 38 tonnes bourré de malles, de vivres, tout ce qu’on veut. Un 38 tonnes,  tu vois ce que c’est ? Tu aurais vu le linge qu’il y avait là-dedans ! Inimaginable, surtout du linge féminin. Les malles, des malles entassées les unes sur les autres et bourrées à bloc, et puis la Gestapo de Saint-Brieuc. La Gestapo de Saint-Brieuc, c’est moi qui l’ai prise, les types eux-mêmes, avec la voiture. Ils étaient coincés entre les deux P 45 et le 38 tonnes. Ils étaient coincés. Cette voiture légère nous a servi après à Rosporden.
La Gestapo de Saint-Brieuc, je les ai vus à la mairie : ils étaient trois, deux hommes élégamment vêtus,  chemise blanche mais décolletée  et la dame était boulotte, belle femme, on voyait qu’elle n’avait pas souffert des restrictions de l’Occupation. Ils ont été pris tout de suite en charge par le deuxième bureau, Quéau ou Dréau, un gars d’Audierne, qui les a pris en charge.

A ce moment-là, il y a des partisans qui sont arrivés quand même ? Tu  n’as pas fait tout ce travail tout seul ?

Ils sont allés ramasser. Les gars étaient là aux aguets, prêts à bondir.

Mais les résistants ?

D’ailleurs, je ne m’explique pas comment le deuxième bureau était tout de suite là à la mairie quand je suis remonté. Quand mon travail en bas a été terminé, je suis monté et j’ai  trouvé tout ce monde assemblé (silence).
Après, quand il y a eu Concarneau, je me suis retrouvé responsable à  Rosporden. Je suis  resté seul à la mairie, il y avait les bons d’essence, je faisais la surveillance partout, de la sûreté. Il y a eu des Allemands qui  se constituaient prisonniers. Pendant toute l’occupation de Concarneau, j’avais la responsabilité de Rosporden.

Il y a beaucoup de gars du maquis de Rosporden qui étaient allés sur Concarneau ?

Oui, tout le maquis de Rosporden est allé sur Concarneau. Ils n’ont laissé personne, je suis resté seul, comme responsable.

Ce n’était pas très prudent de te laisser là tout seul.

Il y avait juste Madame Nédellec, de la quincaillerie, qui a été très gentille, qui m’a donné une chambre. De la rue, j’enjambais la fenêtre pour aller dans la chambre ; ça fait que j’avais un lit là pour me reposer.

Ca s’est fini quand, le maquis, pour vous, à Rosporden ?

C’est fini après Concarneau. Le maquis de Rosporden était sur Concarneau.

Concarneau a été libéré après Rosporden ?

Fin août. La date exacte,  je ne pourrais pas te dire… Après ça a été la poche de Lorient.  Au mois de septembre…

Tu es resté combien de temps à Rosporden ?

Tout le mois d’août, jusqu’à la libération de Concarneau. Après ça a été … le front de Lorient. Sur le front de Lorient, les gars qui étaient des maquisards mais qui n’avaient plus rien à voir là-dedans, comme Lili Gall, sont rentrés chez eux, il n’y a en somme que les volontaires et les gars de l’active, ceux qui avaient leur service à finir, qui n’avaient aucun intérêt à quitter, quelques militaires de carrière comme moi par exemple. Le maquis de Lorient : au début j’étais chef de section.

Dans quel secteur étais-tu ?

De la plaine jusqu’au petit Letty. Avant Clohars-Carnoët.

 Vous étiez de ce côté-ci de la rivière, de la Laïta ?

De ce côté-ci.

On ne pouvait pas aller de l’autre côté ?

De l’autre côté, à partir du Poteau Vert, de Rédéné, c’était tenu par d’autres gars. Chacun avait son secteur.

J’étais à Caudan, pendant trois semaines, un mois. Avec une mitraillette que tu m’avais offerte, que j’étais allé chercher à Rosporden, tu t’en souviens ? (Intervention de son frère Alfred Scavennec)

Non je ne m’en souviens pas, je ne me souviens pas de t’avoir donné une mitraillette.

Je suis allé la chercher à bicyclette à Rosporden. Je t’ai dit bonjour et puis tu m’as donné une mitraillette comme je te le demandais.

Oui, j’avais des armes, j’avais mon colt. Mon colt, on me l’a réclamé mais je l’ai balancé dans le Scorff.

Qui te l’a demandé ?

Les gendarmes. Il y a eu une enquête après. Ils m’ont demandé ce que j’avais fait de mon arme. Je leur ai dit qu’il a été jeté dans le Scorff. En pièces détachées. A Lorient.

A quelle époque  les gendarmes t’ont demandé ça ?

Assez vite. J’avais quitté le front de Lorient. C’était donc avant mon départ en Indochine au mois d’août 45.

Le front de Lorient pour toi ça a fini quand ?

Le 8 mai 45, terminé. C’est la fin. Sur le front de Lorient, j’étais d’abord chef de section et puis ensuite à partir du mois de janvier, j’ai pris le commandement du Corps franc.

Qu’est-ce que c’est, le Corps franc ?

J’avais trente hommes. C’était  des gars qui étaient toujours appelés, s’il y avait un coin douteux, pour aller voir ce qui se passait.

A quel moment la création des Corps francs ?

Janvier 45. Trois mois, j’ai été commandant.

Et vous avez fait des coups  durs sur Lorient ?

On a été de l’autre côté de la Laïta. On a été dans les châteaux demander d’aller ouvrir la marche des compagnies. De crainte qu’il y ait des boches qui seraient restés embusqués. J’étais à Riec, j’étais complètement indépendant. A Riec-sur-Belon, sur la route de Ros Bras, dans  le café qui se trouve tout à fait dans le creux. On avait une grande grange pour la boustifaille, pour tout. Et après quand on me demandait de monter au machin, on y allait. Autrement, à Riec, réveil tous les matins à quatre heures. Impératif. On partait dans la campagne, pour entraîner les gars, de façon qu’ils soient toujours prêts physiquement et moralement.

C’est des sortes de commandos.

J’ai eu des histoires avec eux. Le matin, ils travaillaient, mais l’après-midi et le soir, fallait pas se remettre avec eux. Les bistrots de Riec en connaissaient quelque chose.  Mais je n’ai pas eu de sale histoire. Ils n’ont jamais blessé ni tué personne. J’étais logé chez l’ostréiculteur Cadoret. Dans sa grande villa, dans le bourg.

Il était maire en ce temps-là.

Non, j’étais chez le fils. Le maire était en plein bourg. Le fils était dans la grande maison à briques rouges en descendant, la grande maison à gauche au coin. J’avais ma chambre là-dedans, j’étais invité à prendre l’apéritif chez eux, j’étais bien vu à Riec. Les gars chantaient quand ils allaient en balade, au retour ils chantaient aussi.

Vous avez eu  des missions délicates à Lorient ? Tu n’as pas un exemple ?

On a été de l’autre côté de la Laïta, dans les châteaux … Je ne me rappelle plus leur nom, on était de passage. Quand on a bouclé la poche de Lorient, il a y fallu aller.  Il neigeait le 8 mai 45.
Après Lorient, j’ai eu le commandement d’un camp de prisonniers à Kerhuer, Ploemeur. C’était un château. Les Allemands avaient tout saccagé, coupé tous les arbres. Là les boches avaient installé des baraquements, ils avaient installé un tas de baraquements, si bien que les mille prisonniers étaient bien. Il y avait un médecin major avec eux, ils avaient leur cuisine à part et tous les jours ils partaient à Lorient déblayer. Huit heures le matin: rassemblement général, en colonne par quatre, direction Lorient, à pied.

A partir du 8 mai ?

J’ai pris ça début juin … Ils avaient leurs cuisiniers, leur docteur,  des infirmiers. Le soir, ils rentraient vers les 5 heures. Là c’était libre, mais ils regagnaient automatiquement leurs baraquements. Je n’ai eu que trois évasions : l’un a été blessé grièvement, les deux autres ont été repris à Vannes. D’ailleurs, j’ai eu des félicitations pour l’entretien de mon camp. C’est sur la route qui va attraper le terrain d’aviation civile, l’aéroport, Lann-Bihoué civil. Kerhuer est sur la gauche. Il y a une pancarte qui indique … le château de Kerhuer. J’avais deux adjoints, ce n’est pas beaucoup. Mille prisonniers. J’ai quitté le commandement au mois d’octobre 45. J’ai laissé les prisonniers.

Est-ce que tu as, entre guillemets, « visité » la base sous-marine quand tu étais là ?

Non, j’ai vu la base sous-marine, mais je ne l’ai jamais visitée.

Il y avait des sous-marins dans le port ?

Oui il y en a eu. (…)Moi, il  fallait que je regagne la marine. J’ai regagné la marine à Vannes, ils avaient un bureau à Vannes. J’étais de retour, incorporé définitivement. Fin octobre, j’ai eu ma désignation pour l’Indochine: Brigade Marine Extrême-Orient, BMEO.

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