La Macédoine antique, royaume d’Alexandre: grecque ou barbare?
Réflexions sur l’exposition du Louvre (13 octobre 2011 – janvier 2012)
Longtemps dans la culture scolaire, la Macédoine antique a été associée, en raison des écrits de Démosthène, les fameuses Philippiques, à la barbarie du roi Philippe II démolissant la démocratie grecque. Etait barbare pour les Grecs celui qui ne parlait pas grec, l’étranger, le Perse. Philippe parlait un dialecte grec, le macédonien: son nom se prononçait Bilippos. Mais il est vrai qu’il appartenait à une dynastie royale, celle des Téménides, et buvait le vin pur sans le couper d’eau, autant de vices pour les Grecs du temps de la démocratie. Faut-il alors le désigner comme semi-barbare, mixobarbaros ? Pourtant c’est le même Philippe qui fait appel au philosophe Aristote, disciple de Platon, pour l’instruction de son fils Alexandre et de ses jeunes compagnons. On rencontre aussi à la cour de Macédoine le dramaturge grec Euripide, le sculpteur Lysippe, le peintre Zeuxis, comme si Philippe, par son ouverture à la culture grecque, était plus grec que les Grecs.
En fait la Macédoine antique est particulièrement méconnue. De nombreux flottements rendent incertaine la représentation que nous nous faisons de l’espace macédonien, de son histoire et du personnage même d’Alexandre qui contribua à bouleverser ces repères.
On sait situer au Nord de la Grèce, entre Illyrie à l’ouest et Thrace à l’est, la Macédoine antique telle qu’elle était avant les conquêtes de Philippe. Le non spécialiste a peut-être davantage de mal à situer les capitales successives : Aigai, Pella et beaucoup plus tard, pendant la période romaine, Thessalonique, cités qui se trouvaient dans l’antiquité sur les rives du même golfe. Philippe s’empare de la Thrace, de l’Illyrie, d’une partie de la Grèce du sud. A son époque, la Macédoine est une région de la Grèce du nord, où, comme on l’a vu, on parle un dialecte grec. Le régime politique est une monarchie, réceptive à l’influence orientale de la Perse. La conquête d’Alexandre ne fait que reprendre le projet de Philippe qui est, en dépit de cette ouverture à l’Orient ou à cause d’elle, de conquérir la Perse pour venger l’affront des Guerres Médiques. Alexandre, pris au jeu, repousse jusqu’aux rives de l’Indus les limites de son empire, qui englobe l’Egypte, l’Asie Mineure, la Syrie, la Mésopotamie, la Bactriane (l’actuel Afghanistan). Il envisageait de conquérir ensuite le sud de l’Arabie et les régions de la Méditerranée occidentale quand il meurt prématurément.
De nos jours qu’en est-il de la Macédoine ? L’exposition du Louvre étant organisée par l’Office Hellénique de l’Archéologie et du Tourisme, il faut penser que les Grecs se considèrent actuellement comme les héritiers naturels d’Alexandre. Quel statut donner alors à la Macédoine actuelle, plus exactement à l’ancienne république yougoslave de Macédoine, issue de l’éclatement de la Yougoslavie en 1991, avec son aéroport Alexandre et son port de Philippe ? La Macédoine antique apparaît en fait comme une sorte d’Alsace-Lorraine partagée de nos jours entre la Grèce, la Bulgarie et l’actuelle Macédoine.
Mêmes flottements dans la représentation chronologique. La conquête d’Alexandre a duré moins de treize ans, entre 346, assassinat de Philippe, et 323 sa propre mort. Pendant toutes ces années, il est roi de Macédoine sans être présent dans son royaume. Les terres conquises constituent, comme on l’a vu, une « macédoine » orientale, une unité composite, vite désunie dans la crise de l’époque hellénistique, liée à la répartition entre ses généraux et compagnons des territoires conquis. L’Egypte revient à Ptolémée qui fonde la dynastie des Lagides ; l’Asie Mineure, avec Pergame, va aux Attalides et devient province romaine d’Asie en 133 av. J.-C. ; la Mésopotamie va aux Séleucides et devient province romaine de Syrie en 69 av. J.-C. La Macédoine et la Grèce constituent alors un même royaume hellénistique, le royaume des Antigonides, gouverné d’abord par Cassandre, jusqu’à la conquête romaine après la défaite du dernier roi, Persée, en 148 avant J.-C. Après 312 apr. J.-C., la Macédoine trouve une nouvelle identité dans l’empire chrétien byzantin.
La complexité et la plasticité du personnage d’Alexandre lui-même participent de cette interrogation sur l’identité macédonienne. D’un côté, il se présente à Darius, le roi des Perses, comme général en chef des Grecs, quand il triomphe de lui en 333. De fait, son royaume s’étend alors, grâce à Philippe, jusqu’ à la Grèce du sud. De plus, éduqué avec ses compagnons pendant trois ans par Aristote, il possède une culture grecque. Il part à la tête d’une armée d’ingénieurs, d’arpenteurs et d’acteurs de théâtre et garde près de lui l’exemplaire de l’Iliade annoté par Aristote. Nouvel Achille, il aurait conduit le siège de Tyr en s’inspirant d’un siège décrit dans l’Iliade.
Mais s’il a rompu avec Aristote, n’est-ce pas parce que le philosophe lui reprochait son manque de mesure, son hybris ? Olympias, mère d’Alexandre, proclame sa filiation divine. Il se fait confirmer cette origine divine par l’oracle d’Hammon à Siwah, dans le désert libyen. Lui aussi est attiré par l’Orient au point de prendre pour épouse Roxane, princesse de Bactriane, et d’obliger ses compagnons et généraux à épouser une princesse orientale.
Cette question des relations entre Grèce, Macédoine et Orient fait du parcours de l’exposition une aventure particulièrement stimulante, même si la qualité matérielle de l’éclairage n’est pas là pour simplifier l’entreprise.
Les objets sont répartis en neuf sections alternant entre sections historiques et sections thématiques. Quelques espaces antiques sont plus ou moins reconstitués : la tombe que Léon Hausey découvrit dès 1855 sur ce qui se révéla être le site d’Aigai, première capitale doniens, et qui fait de Hausey le pionnier des fouilles en Macédoine. Le palais de Philippe à Aigai, reconstitution évoquant celle du film d’Oliver Stone, Alexandre ; une chambre funéraire ; une sorte de voie romaine bordée de monuments funéraires et de statues ; le portique de l’Incantada à Thessalonique dont le Louvre possède certains vestiges. Rien toutefois sur le tombeau de Philippe découvert en 1977.
Que révèlent ces œuvres, ces sites concernant notre question: La Macédoine antique, grecque ou barbare ?
Ce qui frappe d’abord, c’est que la Macédoine antique est restée longtemps méconnue et qu’elle offre une grande richesse d’objets, dont certains n’ont jamais été montrés. En tout, plus de cinq cents objets divers. De la première pièce macédonienne du Louvre, acquise en 1817, un combat de lion et de taureau, jusqu’à l’extraordinaire couronne de feuilles de chêne en or trouvée en 2008, que l’on suppose être la couronne mortuaire du dernier successeur d’Alexandre, Héraklès, fils de Barsine, assassiné par Cassandre. « Si j’avais une nouvelle jeunesse, j’irais fouiller en Macédoine», a dit l’un des archéologues invités par France-Culture lors de la série d’émissions consacrées à Alexandre en octobre 2011. Les fouilles ont commencé sous Napoléon III sous la direction de Léon Hausey et Honoré Daumet, qui tombent sur la capitale de Philippe, Aigai. Mais c’est en 1918 que le Service archéologique de l’armée d’Orient commence les recherches de façon systématique. Le nombre de fouilles actuellement engagées apparaît particulièrement prometteur en ce qui concerne les découvertes à venir.
Une autre impression majeure est celle que donne la fraîcheur de certaines pièces exposées. Ce que l’on voit, c’est ce que les anciens Macédoniens avaient sous les yeux : tel vase au vernis noir, dont le col est ceint d’une couronne d’or peinte, semble comme neuf ; une statuette polychrome, cheveux bruns et lèvres rouges, tunique rose et manteau bleu ; une statue funéraire dont le regard peint garde un charme intériorisé et mystérieux. La fraîcheur préservée de ces objets permet d’imaginer l’apparence originelle des autres œuvres grecques depuis longtemps exhumées, dont la peinture a passé. Plaisir esthétique et plaisir de l’imagination se conjuguent.
On peut voir de très belles pièces d’inspiration classique, par exemple une Athéna au casque de Méduse paisible ou une pièce de monnaie en argent comme neuve figurant un cavalier à cheval portant deux lances, vêtu de la chlamyde(le manteau) et coiffé du pétase (le chapeau).
Il est évident cependant que la civilisation macédonienne avait son originalité par rapport à la Grèce du sud. Collines boisées parcourues en particulier par les chevaux, fleuve aurifère, mines d’or et d’argent, tout cela contribue à produire une civilisation riche, guerrière et raffinée, qui suit son propre rythme de développement. La conquête d’Alexandre accentue ces traits.
Il est étonnant de voir dans les vitrines des masques d’or du VI° siècle av. J.-C comparables à ceux de l’époque mycénienne, chargés précisément d’affirmer l’ascendance argienne des Macédoniens. Ces masques sont coiffés d’un casque de bronze qui devait lui-même lancer de beaux reflets jaunes (et non pas verts comme sur le masque choisi pour l’affiche de l’exposition) ; étonnant aussi de voir des fibules d’or immenses ; les parements d’ or de la Dame d’Aigai, peut-être ceux de la robe funéraire de la mère d’Alexandre, Olympias ; des couvre-bouche et des couronnes funéraires d’or , couronnes en feuilles de chêne, de myrte, de lierre. Des bijoux d’or chargés, utilisant toutes sortes de techniques (repoussé, filigrane, granulation).
Les portes tombales de marbre des tombeaux macédoniens s’ouvrent sur des chambres voutées en berceau, contribution originale de la Macédoine à l’architecture grecque, peintes en trompe l’œil, ce que l’on retrouve plus tard à Pompéi. Elles laissent imaginer ce qu’étaient les portes de bois d’un palais. Mais surtout elles se sont ouvertes sur une profusion d’offrandes funéraires, qui ont permis de mieux connaître cette civilisation.
Une civilisation militaire, disposant d’une infanterie lourde et d’une cavalerie d’élite (même si l’on n’avait pas encore inventé l’étrier) : pour l’infanterie, petits boucliers ronds, ornés d’un astre à douze rayons (protégeant l’épaule), cnémides (protégeant les jambes) et sarisses (lances) de cinq mètres qui faisaient la force de la phalange macédonienne, littéralement le « rouleau » : un carré offensif de seize lignes de seize soldats tenant à deux mains leur longue sarisse. Philippe avait transmis à son fils l’art et le goût de la guerre. Alexandre était excellent cavalier, comme le rappelle Plutarque dans l’épisode d’Alexandre enfant domptant Bucéphale. Le cheval est un motif revenant régulièrement au revers des pièces de monnaie.
Une civilisation raffinée et orientalisante. La vaisselle du banquet, de terre, de bronze, parfois d’or ou d’argent est largement représentée : cratères pour mélanger le vin, passoires pour filtrer, louches pour puiser, l’oenochoé pour verser, calices, skyphoi, canthares pour boire. On peut voir aussi des vases élégants au vernis noir en excellent état de conservation ou bien ces vases au décor dit « West Slope », encore mal défini. De l’albâtre aussi ; des alabastres en albâtre, comme leur nom l’indique, ou en verre filé coloré. Il semble toutefois que les verres transparents (invention macédonienne) étaient réservés aux offrandes funéraires.
Enfin les statuettes hellénistiques de terre cuite (ce qu’on appelle la choroplastie) ont la fragilité des moments qu’elles évoquent : un vieil acteur de théâtre comique en action, une danseuse, un amour endormi, le baiser d’Eros et de Psyché, un enfant accroché à la tunique de sa mère. Un jeu d’osselets, le jeu de stratégie des onze lignes aux pions de pierre bleue, une écritoire cylindrique avec ses godets réservés aux pains d’encre ou aux stylets. Quelques curiosités : Des vases mastoïdes (en forme de seins) ou en forme de phallus ; une lanterne ; un jeune homme au chapeau afghan comme celui du commandant Massoud nous plongent dans ce monde hellénistique disparu.
Ce qu’on peut regretter, c’est qu’Alexandre ne soit pas assez présent dans l’exposition. Devant la reconstitution du palais d’Aigai, un buste de marbre nous rappelle le portrait que fait de lui Plutarque : le mouvement de torsion du cou, une chevelure abondante avec le fameux épi (l’anastolê). Les yeux levés au ciel de la statue de marbre ne peuvent que nous laisser imaginer la particularité de son regard : un œil bleu-vert et l’autre sombre. Rien de cette odeur forte et agréable qui émanait d’Alexandre. Dans la neuvième et dernière section, la petite statue, imitée de Lysippe, d’Alexandre à la lance ajoute à ces particularités la posture de conquérant : un glaive tourné vers la terre figure la conquête d’Alexandre ; la lance tournée vers le ciel représente le domaine laissé aux Dieux, à Zeus dont il est le fils selon l’oracle de Siwah. Le trou sur le sommet de la tête rappelle que la statue portait une couronne égyptienne et qu’ainsi Alexandre faisait le lien entre Grèce et Orient. « Kalos kagathos » pour les uns (idéal humain des Grecs : beau et bon), dieu pour d’ autres.
Pour apporter des éléments de réponse à la question de départ, il apparaît que l’opposition grecque entre Grecs et Barbares perd sa pertinence après Alexandre. Alexandre avait des modèles grecs et même des modèles perses, valorisés déjà par Hérodote, en dépit de l’opposition entre les deux civilisations. Dans l’empire qu’il conquiert, les frontières de l’empire de Darius sont maintenues ainsi que la diversité linguistique et culturelle. Mais les échanges sont rendus possibles grâce à la monnaie macédonienne, qui servait principalement à payer l’armée et qui devient la monnaie internationale de l’époque ; grâce à la langue grecque commune, la koinê, dont on ne sait si c’est le dialecte macédonien ou le grec parlé par le peuple. Notons qu’ on a retrouvé aussi jusqu’en Bactriane, où Cléarque, disciple d’Aristote, est venu, des inscriptions grecques attiques ; grâce à un réseau impérial de cités, dont l’organisation est plus ou moins inspirée par la polis grecque, avec une agora, des sanctuaires, un gymnase, et qui sont fondées sur des valeurs communes, la justice et la paix grecques. Alexandre a élargi le monde connu des Grecs, déplaçant la frontière entre eux et Barbares.
Alexandre s’est mis en route poussé par la conception panhellénique de l’opposition aux Perses. S’est-il imaginé aussi que la colonisation militaire apportait la civilisation ? A-t-il rêvé d’être celui qui unifierait le monde connu, l’Hellade rationnelle et l’Orient des mystères ? Nous savons qu’il voulait ensuite conquérir la partie occidentale de la Méditerranée mais il n’en a pas eu le temps. S’est-il senti l’étranger (par rapport au centre de la Grèce) qui répand la civilisation rêvée, qui hellénise l’Orient, comme Moïse l’Egyptien aurait selon Freud repris à son compte le monothéisme des Hébreux ? Visait-il une politique idéaliste de métissage ? Alexandre n’est pas mort, dans la mesure où son histoire, ses ambitions façonnent encore l’imaginaire contemporain, ce qui apparaît nettement dans le film d’Oliver Stone.
Ce qui est sûr, c’est qu’il a tracé les voies qu’emprunteront la colonisation romaine et les cultes venus d’Orient, puis plus tard la christianisation et l’islam.
Lisez, pour prolonger ou pour préparer la visite de l’exposition, La Vie d’Alexandre par Plutarque : texte bref, très vivant, racontant mille anecdotes.
Maryvonne Lemaire
(Lire aussi dans Libres Feuillets l’article du 7 octobre 2021 intitulé La conquête d’Alexandre jusqu’en Afghanistan).