Les Lisières, roman de Olivier Adam, éditions Flammarion, 2012, 453 pages
Olivier Adam, né en 1974, est romancier et scénariste. Il a participé, en 1999, à la création du festival Les correspondances de Manosque. Il a coécrit le scénario de Welcome, film de Philippe Lioret ( Prix Prévert du scénario 2010) et de Je vais bien, ne t’en fais pas (prix Etoile d’or 2007). En 2007 également, il a reçu le prix Amila-Meckert pour A l’ abri de rien. Les Lisières est son douzième roman, qui faisait partie cet automne de la première sélection du Goncourt, avant d’en être écarté.
Les Lisières, vaste fresque de la France contemporaine, est un roman ambitieux et très abouti. D’entrée de jeu, Olivier Adam donne à ses lecteurs la sensation de vivre une fin : sur le plan général ou mondial, à Fukushima, tout a explosé sous les coups du tsunami ; pareillement, sur le plan intime, pour le héros Paul Steiner, tout a éclaté, son couple ainsi que ses repères familiaux. Son père, ancien ouvrier, est passé du vieux Marchais à la «Grosse Blonde », et la banlieue où il revient vingt ans après l’avoir quittée, près de Villeneuve-St-Georges ou de Melun, n’est plus ce qu’elle était. Tout va mal quand commence le roman ; des idées noires guettent le héros.
Quoique entièrement écrit à la première personne, du point de vue du personnage principal, ce roman comporte d’abord une large dimension sociologique, passionnante. Pourtant nous sommes loin du style de l’essai ou du rapport. Les phrases se font impétueuses parfois.
L’auteur présente une évocation fine et intéressante des banlieues. Le lecteur apprécie la description de ces zones faites « de rangées d’immeubles, alignements d’enseignes et de cubes en tôle », ou, plus loin, de ce que le livre nomme « litanie pavillonnaire ». La vie concrète de ces « confins » est rendue de manière saisissante. Pourtant au-delà du sociologue, existe le romancier, dont la phrase sait animer le monde : « un cinéma et un restaurant japonais tentaient quelque chose, mais sans conviction véritable ». Comme Bourdieu, O. Adam révèle les destins scolaires: « bac technique pour les lotissements bas de gamme et les pavillons modestes, lycée puis BTS pour les lotissements milieu de gamme, université pour les maisons du centre-ville, grandes écoles, écoles d’ingénieur écoles de commerce, pharmacie vétérinaire médecine pour les enfants des résidences haut de gamme ». Mais les vies de ces jeunes, Eric, Christophe, Thomas sont racontées de manière bien précise et incarnée. Le romancier n’a pas peur du mot « classes sociales ». Dans une interview accordée à François Busnel, pour L’ Express, il revendique hautement la volonté de rendre justice à ces petites classes moyennes qui sont le cœur de la société française, à ces gens qui ont été expulsés de ce qu’ils ont construit. Mais le plus intéressant, c’est qu’Olivier Adam veut à la fois l’intime et le sociologique Ses aventures personnelles, assez proches de celles du narrateur, ne l’intéressent que si elles ont une résonance collective. A la manière d’ Annie Ernaux qu’il cite, il veut être clair, « arrêter l’allusion » et utiliser ce qu’il a pu observer. Il s’ agit donc de marcher sur ses deux jambes, l’ intime et la bourdieusienne.
On le voit dans la scène du restaurant japonais. Paul y a entrainé son père pour lui changer les idées. Selon ce dernier, seuls des bobos peuvent accepter de payer pour des « trucs pareils». C’est Paul qui défend les bobos, sans omettre de souligner qu’il peut aussi brocarder leur conformisme. S’ensuit une charge rondement menée : rien n’est oublié de leurs modes, de leurs certitudes, de leurs facilités aussi. Mais il n’ y a pas que Paris et sa périphérie sans contour ni centre; l’auteur évoque d’autres lieux. Sur la côte bretonne où Paul Steiner s’est installé avec sa femme Sarah et ses enfants, il s’est « réinventé » une autre vie, avec l’eau de mer, froide certes, mais aussi avec le vent, la pêche à la crevette, les falaises.
Si on analyse ensuite le plan de l’intime, il est évident que le narrateur se veut « enregistreur », comme Stendhal peut-être, des états d’âme des personnages d’aujourd’hui. Les ressorts romanesques ne manquent pas.
En ce qui le concerne lui-même, Paul Steiner a été un enfant aspiré par « un trou noir » non précisé au début, puis un adolescent rêveur, « sensible », toujours décalé par rapport à sa bande de copains; il a réussi à s’extraire de son milieu et de sa banlieue d’origine. Aujourd’hui, il pèse cent kilos, il croit qu’il est ce qu’il a choisi de se faire, « possesseur des mots ». Du coup « usé et usant », plongé dans son monde intérieur, jamais là, toujours en retrait car il est devenu écrivain. Le roman met en scène, dès la première page, un couple « explosé », avec les enfants, Clément et Manon, à reconduire en fin de week-end chez une mère énervée : « Si tu pouvais les faire manger normalement une fois ou deux , ou faire en sorte qu’ils se couchent à une heure décente ! ». Les clichés fusent. Cependant Paul est encore amoureux de sa femme qui l’ a chassé , parce qu’il n’ écoute jamais personne, trop retiré dans son monde d’auteur. Il ne supporte pas non plus d’être séparé de ses enfants. Très émouvante par la suite est la description de sa mère, déjà à l’hôpital, de plus en plus confuse. Mais la relation père-fils est le second grand thème du roman. Les relations de Paul sont difficiles avec ce père qu’il a toujours trouvé brutal; il a du mal à affronter « son silence, sa froideur, son regard coupant ». C’est aussi une question de génération: ces pères issus d’un milieu ouvrier ne sont guère causants. Devenu adulte, Paul essaie de s’intéresser au cyclisme, à Bernard Hinault pour renouer avec son père, mais rien n’ y fait. Enfin les relations avec son frère François restent tendues, jusqu’à la révélation du secret de famille.
Péripéties romanesques, retrouvailles avec les copains de l’ancienne bande ou avec un amour de jeunesse: tout cela est très prenant. On est embarqué et ému. C’est une partie de notre vie qui est présentée là, nos évolutions, notre monde contemporain et ses problèmes. On se sent compris: le héros est issu du monde ouvrier et il a passé son temps à « effacer des traces, des liens ». Il s’est placé en lisière de son univers d’origine; c’est ce que le titre du livre suggère, en même temps qu’il évoque les déplacements géographiques.
Olivier Adam dit magnifiquement: «Je n’étais plus des leurs ». Il emploie aussi d’autres mots: « Loin d’eux». Le roman leur rend justice.
Martine Delrue