Exposition BOHEMES, de Léonard de Vinci à Picasso
Paris, Grand Palais (26 septembre 2012- 14 janvier 2013)
Madrid, Fondation Mapfre (6 février 2013- 5 mai 2013)
Il aurait fallu suspendre dès l’entrée de l’exposition le tableau de Courbet : « Bonjour, monsieur Courbet » (1854). Il représente clairement l’enjeu argumentatif de la très riche exposition Bohèmes, de Léonard de Vinci à Picasso qui vient de fermer ses portes au Grand Palais à Paris, pour partir à la Fondation Mapfre à Madrid. Mais parlons encore de l’exposition parisienne au présent…
Au premier plan d’une vaste plaine, peint en légère contreplongée, à demi tourné, se trouve le peintre Courbet, sac au dos, en route pour peindre sur le motif. Il salue amicalement, sur un pied d’égalité, un notable que l’on voit de face avec tous les insignes de son rang (la tenue vestimentaire, le domestique respectueux, le chien de chasse). Au loin presqu’à l’horizon, précédant l’artiste et cheminant sur la route qui serpente, on aperçoit une roulotte de bohémien.
Courbet représente l’artiste moderne, lui-même, l’artiste d’après la Révolution et le Romantisme, celui qui va permettre le renouveau de l’art et son émancipation, comme marqué par son affinité avec les bohémiens, par son bohémianisme pour employer le terme de Baudelaire.
D’où le cheminement dans lequel le commissaire et le scénographe de l’exposition, Sylvain Amic et Robert Carsen, entraînent le spectateur dans l’exposition parisienne :
Dans la galerie du rez-de-chaussée, on suit la représentation des bohémiens de Léonard de Vinci à Picasso, c’est-à-dire depuis leur arrivée en Europe au XV° siècle, après qu’ils furent poussés vers l’ouest par la conquête ottomane.
Dans la galerie du premier étage, le parcours porte sur le mythe de la bohème dans la vie artistique, après la rupture avec le statut ancien de l’artiste, qui vivait du mécénat de l’Eglise et des princes avant d’être soumis à l’Académie des beaux-arts et à son Salon. On pourrait situer cette rupture dans les années suivant la Révolution de 1830. Les artistes modernes vivront désormais comme en marge de la nouvelle société industrielle et bourgeoise, que ce soit celle de la Monarchie de juillet, du Second Empire ou de la Troisième République. C’est dès 1845 que paraissent les Scènes de la vie de bohême d’Henri Murger, adaptées par Puccini sous forme d’opéra en 1896.
L’escalier monumental du Grand palais qui relie les deux galeries abrite sur ses paliers des évocations musicales et littéraires de la bohème: Liszt et son traité de musique hongroise, la chaste Esméralda de Hugo, sœur de la Preciosa de Cervantès, l’ensorcelante Carmen de Mérimée et de Bizet.
Au tout début de l’exposition, un parcours chronologique des thèmes associés aux bohémiens. Les bohémiens doivent leur nom au statut qui leur fut accordé grâce à la protection du roi de Bohême mais on les appelle aussi égyptiens ( gypsies), tziganes, gitans, zingaros, etc.
La confusion entre leur nom d’égyptiens et l’Egypte biblique nimbe de mystère leurs origines. La Petite Bohémienne de Boccacio Boccacino (1505) cristallise dans son port de tête et son regard émeraude le mystère, le sacré et la beauté. La Vierge Marie est représentée portant le chapeau caractéristique des bohémiennes dans la Fuite en Egypte d’Andréa Ansaldo (1620).
Une œuvre de Caravage inaugure vers 1595-1598 une longue série de tableaux en clair-obscur sur le thème de la bonne aventure, mêlant prophétie pour le futur, malice et vol au présent, et dont le plus saisissant est celui de La Tour (1630). Le tableau met en scène un jeune homme de famille, fils prodigue peut-être, dont se jouent en particulier une belle fille au teint blanc et une vieille femme repoussante. Les deux personnages incarnent l’ambivalence en jeu dans la représentation de la bohémienne, séduction et rejet.
La section consacrée à la bohème galante nous rappelle qu’avant les édits de Louis XIV envoyant les hommes aux galères et les femmes à l’hospice, les bohémiens animèrent fêtes et spectacles de leurs jeux et de leurs danses. La Danseuse de Madame Vigée-Lebrun (1780) n’est que légèreté et musique. Mais le tableau de Watteau, la Diseuse de bonne aventure (1710) et celui de l’Ecole de Boucher accentuent le contraste entre le monde lumineux, policé de la bonne société et les petits groupes toujours sombres des bohémiens.
La très longue salle qui suit emmène le visiteur sur les routes d’Europe, d’Espagne en France, de France en Italie, d’Italie en Europe centrale, le long d’une galerie où figurent quelques très beaux portraits et tableaux de groupes. Chaque toile associe le ou les personnages à un attribut ou un trait traditionnel du bohémien, le rire plein de malice et le décolleté généreux pour La Bohémienne de Frans Hals l’Ancien (1630), le tambourin pour la rêveuse et lumineuse Zingara au tambour de basque de Corot (1865), la longue chevelure de sauvageonne de La bohémienne de Renoir (1868). Les groupes, eux, montrent la cohésion de la tribu en marche : hommes, femmes, enfants sur le dos ou bien au sein, chevaux, singes. Les roulottes du tableau de Van Gogh Des Roulottes (1888) traduisent cette cohésion. Aucun de ces tableaux ne représente mieux ce thème que ne le fait la gravure Bohémiens en marche de Jacques Callot (parti lui-même à douze ans sur les routes avec des Bohémiens pour rejoindre l’Italie) et qui a inspiré le sonnet de Baudelaire Bohémiens en voyage :
La tribu prophétique aux prunelles ardentes
Hier s’est mise en route, emportant ses petits
Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits
Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes.
Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes
Le long des chariots où les leurs sont blottis,
Promenant sur le ciel des yeux appesantis
Par le morne regret des chimères absentes.
Du fond de son réduit sablonneux, le grillon,
Les regardant passer, redouble sa chanson ;
Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures,
Fait couler le rocher et fleurir le désert
Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert
L’empire familier des ténèbres futures.
Les Fleurs du Mal XII 1857
Au premier étage, une scénographie réaliste nous plonge dans le monde de la bohème artistique : L’Académie et le Salon de l’artiste bohème, ce sont sa mansarde, son atelier, les cafés et les cabarets. Les tableaux parlent d’eux-mêmes.
Les différentes générations d’artistes bohèmes qui se succèdent du début du XIX° au début du XX° siècle, les derniers Romantiques, la génération d’Henri Murger ( qui est celle de Courbet), les précurseurs du Symbolisme que sont Verlaine et Rimbaud, les artistes d’«Avant-garde » de Montmartre et Montparnasse, répondent toutes à la définition que Balzac dès 1845 donne des artistes bohèmes «plus grands que leur malheur, au-dessous de la fortune, mais au-dessus du destin ». On pourrait dire que chaque génération participe à la longue émancipation de l’artiste « moderne », qui va aboutir au renouveau de l’art et à son autonomie: certitude plus ou moins avouée de ne pas pouvoir trouver sa place dans la société, engagement dans l’art et la liberté de même nature que la vocation religieuse, exaltation de participer à l’aventure de la peinture moderne lui font vivre « la grande vie vagabonde et indépendante du bohémien » (Courbet).
Le mythe naît avec la génération rebelle des derniers Romantiques, après la Bataille d’Hernani (1830). C’est de cette génération, celle de Gérard de Nerval, auteur des Petits châteaux en Bohême, Théophile Gautier, Eugène Delacroix, contemporaine des figures d’Esméralda (1831) et de Carmen (1847), que date la figure de l’artiste comme héros rejeté de la société. Le Suicide d’Alexandre–Gabriel Decamps (1836) nous montre l’issue parfois dramatique de ce nouveau statut de l’artiste.
La génération de Murger est celle de Courbet, puisque les héros des Scènes de la vie de bohème sont les proches du peintre. Elle consacre, non sans enjouement parfois, le mythe de la bohème. Les tableaux de bohémiens datant de cette époque (que l’on peut voir au rez-de-chaussée) sont assez rares: les Bohémiens en marche (1853/54), Rêverie tsigane (1869) de Courbet ; le Garçon avec pichet (1862/72) de Manet. Au contraire les représentations de la vie de bohème se multiplient: le feuilleton de Murger Scènes de la vie de bohème, devient pièce de théâtre puis roman et enfin opéra. Grâce aux gravures, aux lithographies, aux affiches, les caricatures du « rapin » ou du « bousingot », l’étudiant des beaux-arts, prolifèrent. La série de lithographies de Daumier réjouit le visiteur même si la réalité en question est grinçante, comme le suggèrent leurs titres : Ingrate patrie, tu n’auras pas mon œuvre (1840-42); Le bois est cher et les arts ne vont pas (1833).
Les « refusés » du Salon, en s’opposant aux conventions académiques, jettent en fait les bases de la peinture moderne. La modernité,disait Baudelaire, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable. Courbet peint la réalité sociale, comme on le voit dans ses portraits de bohémiens. Manet renouvelle le traitement de l’espace. Degas abandonne la perspective traditionnelle, comme Dans un café 1875. Cézanne crée l’espace par la présence des objets, par exemple le poêle d’un artiste: Le poêle dans l’atelier (1865). Monet détruit la notion de forme. Heureusement une nouvelle alliance se scelle, comme on l’a vu dans le tableau Rencontre de Courbet entre le bourgeois mécène, comme Durand-Ruel, et l’artiste libre et indépendant.
Verlaine et Rimbaud, que l’on peut voir ensemble sur le tableau de Fantin-Latour Coin de table(1872) ont une place à part dans l’élaboration du mythe de la bohème : ils sont nomades, ils partent sur les routes pendant deux ans, et s’en remettent comme les bohémiens à la nature, ce que nous dit parmi d’autres poèmes Sensation de Rimbaud:
…Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien
Par la Nature,- heureux comme avec une femme.
Il est émouvant de voir le manuscrit de Ma bohème et la rature du dernier vers : un pied près de mon cœur remplaçant un pied tout près du cœur : liberté expressive de la licence syntaxique ! Pour cette bohème nomade la représentation du bohémien disparaît : les souliers fatigués que peint Van Gogh sont ceux de l’artiste lui-même : Chaussures (1886)
Au début du XX°siècle, la bohème d’ « Avant-garde » – que l’on pense à tous les mouvements en -isme qui surgissent – se retrouve à Paris, sur la butte Montmartre (rattachée à Paris en 1860), d’abord parce que les artistes ne sont pas riches. Erik Satie par exemple est peint dans sa chambre par Santiago Rusinol, aussi miséreux qu’un bohème de Murger. Les artistes se retrouvent entre eux, se cédant leurs garnis quand ils s’en vont. Sur la Butte ils sont presqu’à la campagne, près du peuple, qui inspire les écrivains naturalistes comme Zola, à l’écart des bourgeois de la Troisième République, pas trop loin de la galerie de leurs mécènes, Durand-Ruel, Georges Petit et Boussod, Valadon .
Leur Académie est le café, le cabaret : Les anciens entrepôts du Moulin de la Galette, le Lapin Agile (le lapin à Gilles), le chat Noir. Le verre d’absinthe et le buveur (ou la buveuse) solitaire sont leurs motifs académiques à eux. Degas, Manet, Ramon Casas, Van Gogh et Picasso s’y essaient. La représentation des bohémiens a été délaissée au profit de celle du cirque ou du spectacle. Affiches, lithographies, en particulier celles de Steinlen pour la Tournée du chat noir (1896) et de Toulouse-Lautrec pour La Gitane (de Jean Richepin) exaltent les spectacles de cabaret ou de théâtre de la Butte. Picasso s’est représenté lui-même en arlequin au Moulin de la Galette devant un spectacle des Folies Bergères. La métaphore de l’arlequin que l’on retrouve dans un poème d’Apollinaire Crépuscule sous la forme de l’arlequin trismégiste évoque peut-être l’ambition de l’artiste d’avant-garde de faire de l’art une forme de sacré. On aurait aimé voir ou revoir dans l’exposition le rideau de scène que Picasso a peint en étroite correspondance avec le poème d’Apollinaire sur le thème du cirque:
Crépuscule
(Les deux premières strophes sont omises)
Sur les tréteaux l’arlequin blême
Salue d’abord les spectateurs
Des sorciers venus de Bohême
Quelques fées et les enchanteurs
Ayant décroché une étoile
Il la manie à bras tendu
Tandis que des pieds un pendu
Sonne en mesure les ymbales
L’aveugle berce un bel enfant
La biche passe avec ses faons
Le nain regarde d’un air triste
Grandir l’arlequin trismégiste
Quand Picasso et Apollinaire déménagent à Montparnasse, autour de 1910, la bohème délaisse Montmartre et les suit. L’aventure de l’art moderne continue à Paris, puis dans d’autres lieux d’Europe et d’Amérique.
Un étroit couloir avant la sortie expose une série de scènes de la vie tzigane peinte par Otto Mueller et qui n’est pas sans évoquer pour certaines la vigueur primitive d’un paradis terrestre à la Gauguin. Dans l’Expressionnisme allemand, le tzigane n’est plus seulement une figure de l’imaginaire pour l’artiste. C’est du réel, celui de la vie et de la mort. C’est dans la réalité que le nazisme les réunit, par les persécutions dont ils font l’objet: les tziganes ont été déportés ou exterminés, et les artistes dits dégénérés, ceux qui, comme Nolde, Otto Mueller, refusaient l’académisme allemand, ont été interdits de peindre.
Il faut faire un effort pour regarder l’exposition, passer d’un tableau à l’autre, car le fil n’en est pas un univers de peintre, ce n’est pas non plus une époque, une école, une thématique comme celle de l’exposition de Jean Clair, L’Artiste en saltimbanque, c’est une métaphore, dirait le jeune Pagnol, une métaphore devenue mythe. Cette exposition complexe et ambitieuse est un témoignage sur l’émancipation et la prise d’autonomie de l’art moderne, épaulée par un mythe moderne, un mythe de la liberté, celui de la bohème.
Maryvonne Lemaire