Paris découvre enfin Edward Hopper (1882-1967), montré lointainement dans la belle exposiition des Réalismes, organisée par Jean Clair au Centre Pompidou en 1980. C’est au Grand Palais, jusqu’au 26 janvier.
Le parcours en est chronologique. Les premiers tableaux, sombres, se ressentent de l’influence de son premier maître, le peintre Robert Henri, dans l’école duquel il étudie cinq ans. Henri admire Manet, qui, lui-même, s’inspire de la peinture espagnole de Goya et Velazquez. Le peintre américain de référence est Eakins, réaliste important. A côté de Hopper, sont montrés des tableaux de Bellows et de Sloan, et c’est l’un des mérites de l’exposition que d’introduire le visiteur dans un petit pan de la passionnante et mal connue peinture américaine. Ces jeunes gens se réunissent pour former le groupe des Huit, auquel on donnera, plus tard, le nom de « Ashcan School », l’école de la poubelle, en référence à leur anti-académisme et au caractère social de leurs oeuvres.
En 1905 Hopper décide de partir à Paris. Il y restera un an et y retournera à deux reprises pour de courts séjours. « Jamais je ne me suis senti aussi heureux », et cette sérénité se ressent dans ses tableaux. Inspirés par les quais proches de la Seine (il habite au 48, rue de Lille), ce sont des ponts, le Pavillon de Flore, Notre-Dame. Sa palette a pris des tonalités claires, sous l’influence des Impressionnistes comme Sisley et Pissarro. Son goût des lignes horizontales, certaines coupes hardies annoncent les choix à venir. Il admire au Louvre les lumières de Rembrandt, peut-être les peintres hollandais, Vermeer, Pieter de Hooch dont l’influence sera évidente. Ses (presque) contemporains, Degas, Valloton, Sickert, et par leur thématique (théâtres, intérieurs) et par leurs cadrages, sont pour lui de nouveaux maîtres, comme le montrent bien certaines de leurs toiles choisies judicieusement.
Le retour à New-York marque une rupture. Jusqu’à l’âge de 43 ans, Hopper ne vendra qu’une aquarelle et un tableau. Il faut bien subsister. Il dessine ou exécute à la gouache des illustrations pour des revues ou agences publicitaires. L’exposition présente une projection de celles-ci qui sont remarquablement bien dessinées et colorées et de coupe originale. Mais les thèmes en sont optimistes et conventionnels. « Depressing period », écrira Hopper. Cette mélancolie se traduit bien dans un tableau de format plus grand que les habituels, « Soir bleu » de 1914 (Hopper a lu Rimbaud). Il s’y représente en Pierrot triste et fardé, au milieu de personnages symboliques. Une cinquantaine d’années plus tard, il peint « Two Comedians », un couple de Pierrots qui saluent en fin de représentation, dans lequel il n’est pas difficile d’identifier le peintre et sa femme, qui l’a accompagné sa vie durant, Joséphine Nivinson, peintre elle aussi. C’est son dernier tableau.
Mais Hopper décide d’étudier la technique de l’eau forte et c’est une réussite. Son oeuvre gravé est présenté presque au complet. Vues de maisons victoriennes de la petite ville portuaire de Gloucester (où a vécu Winslow Homer), et gravures moins descriptives, empreintes d’un sentiment d’inquiétude, avec toujours de beaux contrastes de clair-obscur. Suivent des tableaux, images de cette côte rocheuse, aux couleurs vives, et des aquarelles très précises représentant des coins de ville, des maisons. Au passage on peut regretter de n’en pas voir davantage, car Hopper, s’il réalisa un petit nombre de tableaux, exécuta de nombreuses aquarelles. En bon analyste de son évolution, il remarque: « Ma peinture sembla se cristalliser quand je me mis à la gravure ».
Une succession d’événements provoque son ascension fulgurante: expositions au Musée de Brooklyn, dans une galerie new-yorkaise, découvertes et achats par des mécènes, par des directeurs de musées, en particulier le Whitney Museum, au point que le MoMA en 1933 consacre une rétrospective à Hopper. La deuxième partie de l’exposition couvre la période 1925-1966. Profondément individualiste, Hopper ne peut être rattaché à aucune école. Il se défend de faire partie de l’American Scene, composée de peintres nationalistes, exaltant les valeurs américaines. Il n’est pas photoréaliste : « La photographie est légère. Pas de poids ». Les pop-artistes travaillent en aplats et à l’acrylique et lui, il pratique la peinture à l’huile, avec des glacis. Voici son credo : « Le grand art est l’expression extérieure de la vie intérieure de l’artiste, qui s’incarne dans sa vision personnelle du monde. La vie intérieure d’un être humain est un royaume vaste et divers qui ne se résume pas uniquement en agencements stimulants de couleurs, de formes et de dessins. ». La pointe finale vise l’expressionnisme abstrait qui triomphe dans les années Cinquante, au point d’exclure toute autre forme d’expression dans les instances officielles, et Hopper prend une part active à sa dénonciation et à la revendication d’un art qu’il qualifie d’ « humaniste » .
On peut se demander d’où provient la force magnétique de ses tableaux. Car ils représentent des paysages, des architectures urbaines, des salles de spectacle, des halls d’hôtel, des chambres anonymes, des cafétérias, des maisons, des fenêtres, des personnages en attente, des couples, des femmes esseulées. Le détail est rare, Hopper vise au dépouillement. Il écrit à propos d’un tableau : « J’ai tellement travaillé la figure que j’ai décidé de la retirer ». Jamais de drame ni de pathos, tout est suggéré. Le jeu des lumières et des ombres provoque l’émotion et rend compte de ce moi intérieur qui a médité le tableau parfois pendant de longs jours. Les cinéastes, comme Hitchcock ou Wim Wenders et d’autres, se sont revendiqués de son influence, Wenders employant l’épithète de « magique », terme utilisé aussi pour qualifier a peinture « métaphysique » de Chirico avec laquelle il a des points en commun. Dans cette succession de chefs-d’oeuvre on retiendra, par goût personnel : « Maison près de la voie ferrée » (1925), elle servit de modèle à la maison hantée de « Psychose »; « Le Phare sur la colline » (1927), phare, maison, dune, mi-ombre, mi-soleil; « Maison au crépuscule » (1935), incroyable lumière verdâtre qui teinte les fenêtres, bois menaçant derrière la maison; « Station-service »(1940), où Wenders imagine qu’un meurtre vient d’avoir lieu, mais tout semble tranquille; « Noctambules » (1942), qui continue de fasciner les visiteurs, le tableau le plus connu; « Matin dans une ville » (1944), beau nu de femme ensoleillée qui regarde au dehors d’autres fenêtres au soleil, dans une chambre verte, couleur de prédilection du peintre; « Soleil matinal » (1952), cette fois la femme est assise sur un lit et le soleil projette sur le mur un grand rectangle jaune; « Soleil dans une chambre vide » (1963) qui fait partie des tableaux mélancoliques,sinon angoissés de fin de vie.
On conseillerait de regarder longuement des tableaux conçus et travaillés longuement.
Annie Birga