Alexis Jenni prix Goncourt 2011(I). Auteur: Martine Delrue

                                              Comment peut-on être para ?  

 L’  art français de la guerre     d’Alexis Jenni    –     Gallimard, 634 pages

 

Si l’on regarde la trame, celle des chapitres pairs, c’est un roman d’aventures ou un roman historique, raconté à la troisième personne. Objectif ? Neutre ?  Le lecteur est entraîné du monde feutré et doucereux de Lyon, en 1942, un « univers de  rats »,  jusqu’ à Saïgon et HanoÏ, puis en Algérie. Le personnage principal, Victorien Salagnon,  a dix-sept ans ; il va quitter le monde des versions latines pour la vraie vie, celle de la « Guerre de Vingt Ans », qui se terminera en 1962.

Le long de cette trame se trouve entrecroisée une chaîne de commentaires.  Sont nommés ainsi les chapitres impairs, et cela à sept reprises, comme dans les sept livres de César. Mais cette fois-ci la nouvelle guerre des Gaulois est racontée à la première personne, depuis notre quasi-présent, par « un enfant de la première république de gauche », un  jeune narrateur qui, en 1991, se lie d’amitié avec l’ex-parachutiste Victorien Salagnon. Celui-ci lui remet bientôt un cahier gris. Le baroudeur sent son incompétence à transmettre ce qu’il a vécu, sait que les mémoires qu’il a tentés sont plats et ennuyeux. Il demande à son jeune ami d’écrire le récit. En contrepartie il lui enseignera l’art de la peinture à l’encre de Chine. Art du fugitif et de l’instantané. La question de la représentation est vite posée. Celui qui se nomme lui-même le narrateur (et qui n’a pas de nom) prend donc le relais de l’écriture. Et ça commence comme ça, à la première personne, dans la banlieue lyonnaise, à Voracieux-les-Bredins, où il vit, quasi clochard, inactif, débranché, regardant « Tempête du Désert » lors du départ des spahis de Valence pour la guerre du Golfe.

L’auteur, Alexis Jenni, né en 1963, n’est pas un historien. C’est un véritable romancier, quoiqu’il enseigne les Sciences et Vie de la Terre. Son évocation de la forêt  de la Haute – Région par exemple, « faite de haillons mal cousus » est vertigineuse. Il donne à voir, bien au-delà du pittoresque : brouillards ombreux autour de Lyon, Indochine (mot qui met en branle l’imagination),  forêt tonkinoise, djebel algérien. Il donne aussi à penser, car «les événements posent une question infinie qui ne répond pas ». De fait, en France, dit A. Jenni, l’armée est un sujet qui fâche : que penser de la perpétuelle  obéissance des militaires, des raisons qui les ont menés là? Qui sont ces hommes ? Et puis le récit, passionnant, est également entrecoupé de réflexions sur l’écriture de la guerre et sur les mots. Comment la dire ? Que signifient «  violence ? ordre ? les nôtres » ? Comment tout cela détermine-t-il notre présent ?  Le lecteur est emporté. Pas de point de vue surplombant : causes proches ou lointaines, idéologies, vision officielle sont absentes. Nous voyons au ras du sol des gestes, des bonds, non dénués d’émotions, des hommes  qui avancent, poussés seulement, dirait-on, par l’action précédente. Et cet enchaînement est saisissant.

Les mots de Pascal Quignard, placés en exergue, nous le rappellent : « Le héros, ni vivant, ni mort, est quelqu’un qui pénètre dans l’autre monde et qui en revient. » De fait, Victorien Salagnon  a, dans le monde réel, une Eurydice vieillissante qu’il a précipitamment rapatriée d’Algérie, et son Homère qu’il relit et récite sans cesse. Guerrier cultivé, c’est un individu extrêmement ambigu. Fascinés, irons-nous jusqu’à le comprendre, lui et ceux dont la torture fut le métier ?

Quantité de pages sont époustouflantes. Et les amateurs de littérature seront sensibles à l’hommage rendu au verbe : De Gaulle est salué ici non comme homme politique mais comme créateur d’histoire : « En 58 le Romancier revint à la tête de l’Etat….il manoeuvrait les mots, il avait le souffle romanesque…Les Français furent son grand roman. »  Ainsi, les sensations, les descriptions et récits emportent, les réflexions sur la peinture et les mots charment. Comme l’a dit Pierre Nora, la frontière entre histoire et roman passe bien par l’écriture.

                                                                          

                                                                                                     Martine Delrue

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